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Il était en train de craquer – hé, baby, pas besoin d’un dessin.
Tiens, c’était un bout d’une chanson de Huey Piano Smith. Un vieux truc. Un souvenir du passé. Huey Piano Smith, tu te souviens ? Ah-ah-ah eh-eh-oh… gouba-gouba-gouba-gouba… ha-ha-ha. Et ainsi de suite. L’immense sagesse, la pénétrante critique sociale de Huey Piano Smith.
– On s’en fout de la critique sociale, dit-il. Et Huey Piano Smith était un vieux con.
Des années plus tard, Johnny Rivers avait enregistré une chanson de Huey, Rockin Pneumonia and the Boogie-Woogie Flu. Larry Underwood s’en souvenait très bien, et le titre convenait parfaitement à la situation – petite grippe et pneumonie, pourquoi pas ? Ce bon vieux Johnny Rivers. Ce bon vieux Huey Piano Smith.
– On s’en fout, dit-il pour la deuxième fois.
Il n’avait vraiment pas l’air en très grande forme – frêle silhouette qui avançait en titubant sur une route de Nouvelle-Angleterre.
Les années soixante, ça c’était la grande époque. Les hippies. Flower people. Andy Warhol avec ses lunettes roses et sa saloperie de brillantine. Norman Spinrad, Norman Mailer, Norman Thomas, Norman Rockwell, et ce bon vieux Norman Bates du motel Bates, ha ha ha. Dylan se casse le cou. Barry McGuire croasse The Eve of Destruction. Diana Ross donne la chair de poule à tous les petits Blancs. Et tous ces groupes formidables, pensait Larry dans son brouillard. Ceux de maintenant, vous pouvez bien vous les foutre au cul. Pour le rock, plus rien d’intéressant depuis les années soixante. Ça, c’était de la musique. Airplane avec Grace Slick pour la voix, Norman Mailer à la guitare, et ce bon vieux Norman Bates à la batterie. Les Beatles. Les Who. Morts…
Il tomba et se cogna la tête.
Le monde plongea dans le noir, puis revint en fragments éblouissants. Il se passa la main sur la tempe. Quand il la retira, elle était recouverte d’une petite mousse de sang. On s’en fout. Rien à foutre, comme on disait du temps des hippies. Qu’est-ce que ça pouvait bien foutre de tomber et de se cogner la tête, quand il n’arrivait pas à dormir depuis une semaine à cause de ses cauchemars, quand une bonne nuit pour lui, c’était celle où ses hurlements ne montaient pas plus haut que le milieu de sa gorge ? Parce que, quand il hurlait vraiment et que ses hurlements le réveillaient, ça c’était pas drôle, ça faisait vraiment peur.
Il rêvait qu’il se trouvait encore dans le tunnel Lincoln. Quelqu’un le suivait, mais ce n’était pas Rita. C’était le diable, et il épiait Larry avec un drôle de sourire glacé. L’homme noir n’était pas le mort vivant ; il était pire que le mort vivant. Larry courait avec cette lenteur panique des mauvais rêves, trébuchait sur des cadavres invisibles, savait qu’ils le regardaient avec leurs yeux vitreux de trophées empaillés dans les cryptes de leurs voitures immobilisées au milieu du lot gelé de la circulation, il courait, mais à quoi bon courir quand le mauvais homme noir, le sorcier noir, pouvait le voir dans l’obscurité, le voyait avec ses yeux comme des jumelles infrarouges ? Et, au bout d’un moment, l’homme noir lui susurrait à l’oreille : Viens, Larry, viens, on a du travail à faire ensemble, Larry…
Il sentait l’haleine de l’homme noir dans son dos et c’est alors qu’il se réveillait, qu’il échappait au sommeil, que son hurlement se coinçait dans sa gorge comme un gros bout de pain, ou s’échappait de ses lèvres, assez fort pour réveiller les morts.
Le jour, l’homme noir disparaissait. L’homme noir ne travaillait que la nuit. Le jour, c’était la grande solitude qui le tenaillait, qui grignotait son chemin dans son cerveau avec les dents pointues d’un rongeur inlassable – un rat, ou une belette peut-être. Le jour, il pensait à Rita. Chère Rita. Sans cesse il la voyait, ses yeux mi-clos comme les yeux d’un animal mort tout à coup dans la souffrance, cette bouche qu’il avait embrassée maintenant remplie de vomi vert ranci. Elle était morte si facilement, dans la nuit, dans le même sac de couchage, et maintenant il était…
Oui, il était en train de craquer. C’était ça, non ? C’était bien ça. Il craquait.
– Je craque, murmura-t-il. Nom de Dieu, je perds la boule.
La partie de son cerveau qui fonctionnait encore un peu lui dit que c’était probablement vrai, mais que ce dont il souffrait en ce moment même, c’était en fait d’une insolation. Après ce qui était arrivé à Rita, il n’avait pas pu remonter sur sa moto. Totalement incapable ; blocage mental. Il se voyait écrabouillé sur la route. Alors, il avait finalement balancé sa moto dans le fossé. Et depuis, il marchait – depuis combien de jours ? Quatre ? Huit ? Neuf ? Il n’en savait rien. Il faisait plus de trente degrés depuis dix heures ce matin. Et maintenant, il était près de quatre heures, le soleil tapait dans son dos, et il n’avait pas de chapeau.
Depuis combien de temps avait-il abandonné sa moto ? Ce n’était pas hier, et probablement pas avant-hier (peut-être, mais probablement pas). De toute manière, ça intéressait qui ? Il était descendu de la moto avait enclenché la première, avait mis les gaz à fond puis il avait lâché l’embrayage. La moto s’était arrachée à ses mains tremblantes et malades comme un derviche fou, s’était cabrée en montant sur l’accotement, puis avait plongé dans le fossé de la route 9, un peu à l’est de Concord. La petite ville où il avait assassiné sa moto s’appelait peut-être Gossville. De toute façon, ça n’avait aucune importance. La moto ne lui servait plus à rien. Tout juste s’il arrivait à faire du vingt-cinq. Et même à vingt-cinq à l’heure, il se voyait catapulté par-dessus le guidon, le crâne ouvert en deux comme une coquille de noix quand il retombait sur la route, ou bien, à la sortie d’un virage, la collision de plein fouet avec un camion renversé, et ensuite une grosse boule de feu. Puis le voyant rouge de surchauffe s’était allumé, évidemment qu’il s’était allumé, et il pouvait presque lire le mot trouillard écrit en petites lettres au-dessus de l’ampoule rouge. Avait-il jamais aimé la moto cette sensation de vitesse quand le vent lui frappait le visage, quand l’asphalte défilait à toute allure, quinze centimètres sous les repose-pied ? Oui. Quand Rita était avec lui. Avant que Rita ne soit plus qu’une bouche pleine de dégueulis vert, qu’une paire d’yeux mi-clos, il avait aimé la moto.
Il avait donc envoyé sa moto dans un ravin rempli de mauvaises herbes, et il l’avait regardée culbuter jusqu’au fond, méfiant, comme si elle avait pu remonter pour l’écraser. Allez tu vas t’arrêter, salope ? Mais la moto refusait de caler. Longtemps, elle avait rugi au fond du ravin, sa roue arrière tournant à toute vitesse, la chaîne avalant les dernières feuilles de l’automne, projetant des nuages de poussière brune, âcre. L’échappement lâchait une épaisse fumée bleue. Et il avait même cru que la moto allait se redresser, sortir de sa tombe, l’écraser… Ou bien qu’un après-midi il entendrait le bruit d’un moteur et en se retournant il verrait sa moto, cette sale moto qui refusait de caler et de mourir tranquillement, sa moto qui foncerait droit sur lui, à cent trente et couché sur le guidon, l’homme noir, et derrière lui, sur le siège arrière, son pantalon de soie blanche flottant au vent, Rita Blakemoor, le visage blanc comme de la craie, les yeux mi-clos, les cheveux secs comme un champ de maïs en hiver. Et puis, enfin, la moto avait commencé à cracher à hoqueter, à s’étouffer et, quand elle s’était finalement arrêtée, il l’avait regardée une dernière fois et il s’était senti triste, comme si une partie de lui-même venait de mourir. Sans la moto, il ne pouvait plus vraiment s’attaquer au silence et, d’une certaine manière, le silence était pire que sa peur de mourir, d’avoir un terrible accident. Depuis, il marchait. Il avait traversé plusieurs petites villes et il avait vu plusieurs magasins de motos, de splendides modèles en vitrine, la clé de contact sur le tableau de bord, mais s’il les regardait trop longtemps, il se voyait étalé sur la route au milieu d’une flaque de sang, il se voyait en technicolor comme dans un film d’horreur où d’énormes camions écrabouillent les gens, où d’énormes bestioles qui se nourrissent de vos entrailles finissent par crever la peau, éclaboussant l’écran de morceaux de chair, si bien qu’il continuait sa route, supportait le silence, pâle, grelottant. Il continuait sa route, un petit chapelet de sueur sur la lèvre supérieure et au creux des tempes.
Il avait maigri – normal, non ? Il marchait toute la journée, jour après jour, depuis le lever jusqu’au coucher du soleil. Il n’arrivait pas à dormir. Les cauchemars le réveillaient à quatre heures. Il allumait alors sa lampe de camping, s’accroupissait à côté d’elle, attendait que le soleil se lève pour reprendre sa marche. Et il marchait jusqu’à ce qu’il fasse presque trop noir pour qu’on voie quelque chose. Alors il dressait sa tente avec la hâte furtive d’un prisonnier évadé. Puis il s’allongeait, incapable de dormir, nerveux comme un type qui vient de s’envoyer deux grammes de cocaïne. Et il ne mangeait presque rien ; il n’avait jamais faim. La cocaïne coupe l’appétit ; la peur aussi. Larry n’avait pas pris de coke depuis ce jour lointain en Californie. Mais la peur ne le quittait plus. Les cris d’un oiseau dans les bois le faisaient sursauter. Les cris d’agonie d’un petit animal dévoré par un autre plus gros lui donnaient la chair de poule. Non, il n’était pas maigre. Squelettique plutôt. Et sa barbe avait poussé, une barbe fauve, rougeâtre, beaucoup plus claire que ses cheveux. Ses yeux s’enfonçaient dans leurs orbites, brillants comme ceux d’un petit animal qui se débat dans un collet.
– Je craque.
Le bruit que fit sa voix cassée l’horrifia. C’était donc à ce point ? Lui, Larry Underwood, qui avait remporté un certain succès avec son premier disque qui avait rêvé de devenir un jour le Elton John de son époque… Ce que Jerry Garcia pourrait rire s’il était là… et maintenant, ce type était devenu cette fourmi qui trottinait sur l’asphalte chaud de la route 9, quelque part dans le sud-est du New Hampshire, cette chose qui rampait comme une couleuvre, cette chose-là était lui. L’autre Larry Underwood n’avait plus aucun rapport avec cette chose qui rampait… ce…
Il essaya en vain de se relever.
– C’est quand même trop bête, dit-il, au bord des larmes.
De l’autre côté de la route, à deux cents mètres scintillante comme un mirage, se dressait une ferme toute blanche – fenêtres vertes, toit de bardeaux verts, pelouse verte qui ondulait doucement, à peine un peu trop haute. En bas de la pelouse coulait un petit ruisseau ; il l’entendait chantonner, gazouiller. Un muret de pierre longeait le ruisseau, probablement la limite de la propriété, et de grands ormes s’appuyaient contre lui çà et là. Bon. Il allait faire son célèbre numéro de l’homme qui rampe, s’asseoir à l’ombre un moment, voilà ce qu’il allait faire. Et quand il se sentirait un peu mieux… il se lèverait, descendrait jusqu’au ruisseau pour boire un petit coup et se laver. Il devait sentir mauvais. Mais qui s’en préoccupait ? Il n’y avait plus personne pour sentir son odeur, maintenant que Rita était morte.
Était-elle toujours couchée sous la tente ? Le ventre gonflé ? Couverte de mouches ? De plus en plus semblable au type assis dans les toilettes de Central Park ? Où diable aurait-elle pu être ? En train de faire du golf à Palm Springs, avec Bob Hope ?
– C’est horrible.
Il traversa la route en rampant.
Une fois à l’ombre, il eut l’impression qu’il aurait pu se relever, mais l’effort lui parut trop grand. Il eut cependant la force de regarder timidement derrière lui, au cas où sa moto serait revenue l’écraser.
Il faisait beaucoup plus frais à l’ombre et Larry poussa un long soupir de soulagement. Il posa la main sur sa nuque où le soleil avait tapé presque toute la journée et la retira aussitôt, en poussant un petit cri de douleur. Coup de soleil ? Ambre solaire. Et toute la merde de la publicité. Ça brûle. Watts. L’incendie de Watts. Tu te souviens ? Encore un souvenir du passé. Toute la race humaine, un souvenir du passé, comme un grand souffle chaud venu du fond du désert.
– Mon vieux, tu es malade, dit-il en s’adossant au tronc rugueux d’un orme.
Il ferma les yeux. Le soleil qui filtrait à travers les feuilles faisait des taches rouges et noires derrière ses paupières. Le ruisseau gazouillait tranquillement. Dans une minute, il irait boire un peu d’eau et se laver. Dans une minute.
Il s’endormit.
Les minutes passèrent et, pour la première fois depuis des jours, il dormit sans faire de cauchemar, les mains à plat sur le ventre. Son menton maigre se soulevait chaque fois qu’il respirait et sa barbe faisait paraître son visage encore plus mince le visage troublé d’un fugitif solitaire qui vient d’échapper à un effroyable massacre. Peu à peu, les profondes rides de son visage brûlé par le soleil commencèrent à s’estomper. Lentement, il descendit au plus profond de son inconscient et resta là, comme une petite bête sortie de la rivière qui vient prendre un bain de soleil dans la fraîcheur de la boue. Le soleil baissait à l’horizon.
Au bord du ruisseau, les buissons bougèrent doucement. Quelque chose s’avança un peu, s’arrêta, se remit en marche. Les buissons s’écartèrent finalement. Un petit garçon en sortit. Il avait peut-être treize ans, peut-être dix, mais grand pour son âge. Il n’était vêtu que d’un slip. Sa peau était si bronzée qu’on aurait dit de l’acajou, à part la ligne blanche qui se dessinait juste au-dessus de la ceinture de son slip. Il avait le corps couvert de piqûres de moustiques, certaines nouvelles, la plupart anciennes. Dans la main droite, il tenait un couteau de boucher. La lame, longue d’une trentaine de centimètres brillait au soleil.
À pas feutrés, légèrement penché en avant, il s’approcha de l’orme et s’arrêta derrière Larry. Ses yeux, un peu bridés, étaient bleu-vert, couleur de mer. Des yeux vides, un peu sauvages. Il leva son couteau.
– Non, fit une voix de femme, douce mais ferme.
L’enfant se retourna, pencha la tête, le couteau toujours levé. Il avait l’air de ne pas comprendre et d’être un peu déçu.
– Attends, on va voir ce qu’il fait, dit la voix de femme.
Le garçon s’arrêta, regarda son couteau, regarda Larry, regarda encore son couteau, manifestement déçu. Puis il revint se cacher dans les buissons.
Larry dormait toujours.
Quand Larry se réveilla, la première chose à laquelle il pensa, c’est qu’il se sentait bien. La deuxième, c’est qu’il avait faim. La troisième, c’est que le soleil ne savait plus ce qu’il faisait – on aurait dit qu’il avait reculé dans le ciel. La quatrième, c’est qu’il avait envie – pardonnez l’expression – de pisser comme un cheval, et même comme un cheval de course.
Il se mit debout et s’étira en écoutant le délicieux craquement de ses tendons. C’est alors qu’il comprit qu’il n’avait pas simplement fait une petite sieste ; il avait dormi toute la nuit. Il regarda sa montre et comprit pourquoi le soleil n’était pas là où il aurait dû se trouver. Il était neuf heures du matin. Son estomac protestait. La faim. Il devait y avoir quelque chose à manger dans cette grosse maison blanche. Une boîte de soupe, peut-être du corned-beef.
Avant d’aller chercher quelque chose à manger, il se déshabilla, se mit à genoux au bord du ruisseau et s’aspergea d’eau. Il n’avait plus que la peau et les os. Il se leva, s’essuya avec sa chemise, enfila son pantalon. Quelques grosses pierres noires et luisantes sortaient à moitié du ruisseau. Il s’en servit pour traverser. De l’autre côté, il s’arrêta tout à coup, les yeux braqués sur les épais buissons. La peur qu’il avait oubliée depuis qu’il s’était réveillé s’embrasa en lui, comme une vieille planche de pin jetée dans le feu, puis mourut aussi vite qu’elle était venue. Il avait entendu quelque chose, mais c’était sans doute un écureuil ou une marmotte, peut-être un renard. Rien d’autre. Tranquillisé, il commença à remonter la pelouse, en direction de la grande maison blanche.
À mi-chemin, une idée lui vint comme une bulle monte à la surface de l’eau. Sans aucune raison, sans tambour ni trompette. Mais elle le fit s’arrêter net.
Pourquoi n’as-tu pas pris une bicyclette ?
Il s’arrêta au milieu de la pelouse, à mi-chemin entre le ruisseau et la maison. Quelle connerie ! Il n’avait cessé de marcher depuis qu’il avait flanqué la Harley dans le ravin. Marcher, marcher encore, jusqu’à l’épuisement, et finalement l’insolation ou quelque chose qui lui ressemblait fort. Alors qu’il aurait pu pédaler, pas trop vite s’il avait voulu, et il serait déjà sur la côte, installé dans sa villa, une villa pleine de bonnes choses à manger.
Il se mit à rire, doucement au début, un peu étonné par le bruit qu’il faisait dans ce silence. Rire quand il n’y a personne pour rire avec vous, c’était encore un autre signe qui vous disait bien clairement que vous étiez parti et bien parti pour le pays des schnocks. Mais son rire paraissait si vrai, si sincère, pétant de santé, le rire du Larry Underwood d’autrefois, qu’il décida de laisser faire. Et les mains sur les hanches, les yeux au ciel, il partit d’un formidable éclat de rire, étonné de sa propre stupidité.
Derrière lui, au plus épais des buissons qui bordaient le ruisseau, des yeux bleu-vert le regardaient, tandis que Larry se remettait en marche, secouant la tête, riant encore un peu. Ils le regardaient toujours quand il monta l’escalier ouvrit la porte de derrière. Ils le regardaient quand il disparut à l’intérieur. Puis les buissons frissonnèrent et firent ce petit bruit que Larry avait entendu tout à l’heure. Le petit garçon en sortit, nu dans son slip, brandissant son couteau de boucher.
Une autre main apparut et lui caressa l’épaule. Le garçon s’arrêta aussitôt. La femme sortit à son tour – elle était grande, imposante, mais on aurait dit qu’elle ne faisait pas bouger les buissons. Elle avait une chevelure épaisse et luxuriante, noire avec de grosses mèches d’un blanc de neige tressée en une grosse natte qui retombait sur son épaule et effleurait le bout de son sein. Quand vous regardiez cette femme, la première chose que vous remarquiez, c’était qu’elle était très grande. Puis vos yeux étaient attirés par ses cheveux, et vous sentiez presque avec vos yeux cette chevelure drue et pourtant onctueuse sous les doigts. Et si vous étiez un homme, vous vous demandiez de quoi elle aurait l’air, les cheveux dénoués, libérés, étalés sur un oreiller au clair de lune. Vous vous demandiez comment elle serait au lit. Mais elle n’avait jamais eu d’homme. Elle était pure. Elle attendait. Elle avait fait des rêves. Une fois, au collège, il y avait eu cette séance de spiritisme. Et elle se demandait une fois de plus si cet homme-là était le bon.
– Attends, dit-elle au garçon.
Elle lui prit la tête, le força à regarder son visage paisible.
– Ne t’en fais pas, Joe, il ne va pas faire de mal à la maison.
Il se retourna, regarda la maison, inquiet, déçu.
– On le suivra quand il s’en ira.
Il secoua la tête.
– Si, il faut. Je ne peux pas faire autrement.
Elle en était sûre. Il n’était peut-être pas l’homme qu’elle cherchait, mais même ainsi, il était un maillon dans cette chaîne qu’elle suivait depuis des années, une chaîne qui touchait maintenant à sa fin.
Joe – ce n’était pas son vrai prénom – brandit son couteau comme s’il voulait la poignarder. Elle ne fit aucun geste pour se protéger ni pour s’enfuir. Lentement, l’enfant laissa retomber son arme, se tourna vers la maison et fit un geste menaçant.
– Non, ne fais pas ça. C’est un être humain, et il va nous conduire…
Silence. Vers d’autres êtres humains, voilà ce qu’elle avait voulu dire. C’est un être humain, et il va nous conduire vers d’autres êtres humains. Mais elle n’était pas sûre que c’était ce qu’elle voulait dire, ou du moins que c’était tout ce qu’elle voulait dire. Elle se sentait déjà tiraillée entre deux choses et regrettait d’avoir vu cet homme. Elle essaya de caresser le garçon, mais il s’écarta aussitôt. Il regardait la grande maison blanche avec des yeux jaloux, pleins de colère. Au bout d’un moment, il se glissa dans les buissons en lui lançant un regard lourd de reproches. Elle le suivit pour s’assurer qu’il n’allait pas faire de bêtises. Il était couché, pelotonné en chien de fusil, le couteau serré contre sa poitrine. Il se mit à sucer son pouce et ferma les yeux.
Nadine revint au ruisseau, à l’endroit où il faisait une petite mare. Elle se mit à genoux. Elle prit un peu d’eau dans le creux de ses mains, but, puis s’installa pour observer la maison. Ses yeux étaient calmes, son visage était celui d’une madone de Raphaël.
Tard dans l’après-midi alors que Larry pédalait sur la route 9, bordée d’arbres à cet endroit, il découvrit devant lui un panneau vert et s’arrêta pour le lire, un peu surpris. ÉTAT DU MAINE, PARADIS DE VOS VACANCES. Il avait peine à y croire ; il avait dû faire à pied une distance incroyable, sans s’en rendre compte. Ou bien il avait perdu le compte des jours. Il allait repartir quand quelque chose – un bruit dans la forêt, ou peut-être seulement dans sa tête – le fit se retourner. Rien. La route 9 était absolument déserte.
Depuis qu’il avait quitté la grande maison blanche où il avait mangé des céréales et des crackers Ritz comme petit déjeuner, il avait eu plusieurs fois l’impression qu’on l’observait, qu’on le suivait. Il entendait des choses. Il voyait même peut-être des choses du coin de l’œil. Son sens de l’observation, qui commençait à peine à s’éveiller dans cette étrange situation, lui envoyait des signaux presque imperceptibles qui taquinaient ses terminaisons nerveuses sans qu’il puisse en tirer autre chose que la bizarre sensation d’être observé. Cette sensation ne lui faisait pas peur cependant. Il n’avait pas l’impression d’halluciner ni de délirer. Si quelqu’un l’observait sans se faire voir, c’était sans doute qu’on avait peur de lui. Et si l’on avait peur du pauvre Larry Underwood, maigre comme un clou, trop trouillard pour rouler en moto à quarante kilomètres à l’heure, il n’y avait probablement pas de quoi s’inquiéter.
À califourchon sur la bicyclette qu’il s’était procurée dans un magasin d’articles de sport, quelques kilomètres à l’est de la grande maison blanche, il appela dans le silence :
– S’il y a quelqu’un, montrez-vous ! Je ne veux pas vous faire de mal.
Pas de réponse. Il était là, à côté du panneau qui indiquait la limite de l’État du Maine. Il attendit. Un oiseau poussa un cri puis passa devant lui comme une flèche. Rien ne bougeait. Il repartit.
À six heures, il arriva dans la petite ville de North Berwick, au carrefour des routes 9 et 4. Il décida d’y passer la nuit et de continuer en direction de la côte le lendemain matin.
Il y avait un petit magasin à North Berwick, au carrefour de la 9 et de la 4. Larry y trouva un réfrigérateur qui ne fonctionnait plus, et dans le réfrigérateur, de la bière. Il prit six canettes de Black Label, une marque qu’il n’avait jamais essayée – une bière locale sans doute. Et, pour compléter ses provisions, il s’empara d’un grand sac de chips Humpty Dumpty et de deux boîtes de ragoût de bœuf.
Quand il sortit, il crut voir derrière le restaurant d’en face deux longues ombres qui disparurent aussitôt. Peut-être ses yeux lui jouaient-ils des tours, mais il n’en était pas convaincu. Il pensa traverser la route pour les surprendre dans leur cachette : coucou, me voilà, je vous ai trouvés. Mais il décida de rester tranquille. Il savait maintenant ce qu’était la peur.
Il accrocha son sac au guidon de sa bicyclette et continua à descendre la grand-route, à pied. Il vit une grande école de briques rouges derrière un rideau d’arbres. Il ramassa une quantité suffisante de bois mort pour faire un beau feu en plein milieu de la cour de récréation. Il y avait une rivière à côté qui passait devant une filature, puis sous la grand-route. Il mit la bière à rafraîchir dans l’eau et réchauffa une boite de ragoût. Il ouvrit sa gamelle de boy-scout versa le contenu de la boite et se mit à manger assis sur une balançoire. Son ombre s’étalait sur les lignes à moitié effacées du terrain de basket.
Il se demanda pourquoi il n’avait pas peur de ces gens qui le suivaient – car il était sûr maintenant qu’on le suivait, au moins deux personnes, peut-être plus. Corollaire de cette première proposition, il se demanda aussi pourquoi il s’était senti si bien toute la journée, comme si son organisme avait expulsé quelque noir venin pendant son long sommeil de la journée précédente. Était-ce tout simplement qu’il avait besoin de se reposer ? Trop simple sans doute.
Il savait, en bonne logique, que si ceux qui le suivaient avaient voulu lui faire du mal, ils auraient déjà essayé. Ils lui auraient tendu une embuscade, lui auraient tiré dessus. Ou au moins, ils l’auraient encerclé et l’auraient forcé à déposer son arme. Ils auraient pris tout ce qu’ils voulaient… mais à nouveau, en bonne logique (c’était si bon de penser logiquement, car ces derniers jours, les rouages de son cerveau avaient paru baigner dans un bain corrosif de terreur), qu’est-ce qu’il pouvait bien avoir qui puisse les intéresser ? Ce n’était pas les biens matériels qui manquaient en ce bas monde, puisqu’il ne restait presque plus personne pour en profiter. Pourquoi prendre la peine de voler, de tuer, de risquer sa vie, quand tout ce dont vous pouviez rêver en feuilletant un catalogue, assis dans les chiottes était maintenant à portée de la main, derrière n’importe quelle vitrine, d’une côte à l’autre de l’Amérique ? Casse la vitrine, entre, et sers-toi.
Tout, sauf la compagnie de vos semblables. Elle était devenue une denrée de grand luxe. Larry était payé pour le savoir. Et la véritable raison pour laquelle il n’avait pas peur, c’est qu’il pensait que ces gens cherchaient probablement sa compagnie. Tôt ou tard, ils parviendraient à surmonter leur frayeur. Il n’avait qu’à attendre. Il n’allait pas les lever comme une bande de perdrix ; ça ne ferait qu’empirer les choses. Deux jours plus tôt, il se serait probablement caché dans son trou comme une souris s’il avait vu quelqu’un. Trop perdu pour faire autre chose. Alors, il n’avait qu’à attendre. Mais il avait vraiment envie de voir quelqu’un. Oui, vraiment.
Il revint à la rivière pour laver sa gamelle et repêcha le pack de bières. Puis il retourna s’installer sur sa balançoire. Il ouvrit une première canette et la leva dans la direction du restaurant où il avait vu les ombres.
– À votre santé !
Et il avala la moitié de la canette d’un seul coup. La vie est belle !
Quand il arriva au bout des six canettes, il était plus de sept heures et le soleil allait se coucher. Il éparpilla les dernières braises du feu et ramassa ses affaires. Puis, à moitié ivre, d’une ivresse tout à fait agréable, il remonta sur sa bicyclette et fit un bon kilomètre avant de trouver une maison devant laquelle s’étendait une grande véranda grillagée. Il laissa sa bicyclette sur la pelouse, prit son sac de couchage et força la porte de la véranda avec un tournevis.
Il regarda encore une fois autour de lui, espérant les voir, lui ou elle, eux – il sentait qu’on le suivait – mais la rue était calme, déserte. Il haussa les épaules et entra. Il était encore tôt et il ne pensait pas s’endormir tout de suite. Mais il avait apparemment du sommeil à rattraper. Un quart d’heure plus tard il respirait paisiblement, profondément endormi, son fusil tout près de sa main droite.
Nadine était fatiguée. Elle avait l’impression de vivre le jour le plus long de sa vie. À deux reprises, elle avait eu la certitude que l’homme les avait vus une fois près de Strafford, l’autre à la frontière du Maine, quand il s’était retourné et qu’il avait appelé. Elle n’avait pas peur de s’être fait voir. Ce type n’était pas fou, comme l’homme qui était passé devant la grande maison blanche, dix jours plus tôt. Un soldat chargé comme un âne – fusil grenades, munitions. Il riait, il criait, il hurlait qu’il allait faire sauter les couilles d’un certain lieutenant Morton. Un certain lieutenant Morton qui n’était pas là, heureusement pour lui, s’il était encore vivant. Joe avait eu peur du soldat. Tant mieux.
– Joe ?
Elle regarda autour d’elle.
Joe s’était envolé.
Elle était sur le point de s’endormir. Elle écarta sa couverture et se leva. Ses courbatures lui rappelèrent qu’il y avait longtemps qu’elle n’était pas restée autant d’heures sur une selle de bicyclette. Longtemps ? Jamais peut-être. Et puis, ces problèmes qu’elle n’avait pas réussi à résoudre. S’ils se rapprochaient trop, il les aurait vus, et Joe aurait fait des bêtises. Mais s’ils le suivaient de trop loin, il risquait de prendre une autre route et ils perdraient sa trace. Problème. Pas un instant elle n’avait pensé que Larry puisse tourner en rond et se retrouver derrière eux. Heureusement (pour Joe, en tout cas), Larry n’avait pas eu cette idée non plus.
Elle se disait que Joe finirait par s’habituer à l’idée qu’ils avaient besoin de lui. Ils ne pouvaient pas rester seuls. S’ils restaient seuls, ils allaient mourir seuls. Joe finirait par s’y habituer ; jusque-là, il n’avait pas vécu dans le vide, pas plus qu’elle. On s’habitue aux gens.
– Joe ? appela-t-elle doucement.
Il savait être aussi silencieux qu’un Viêt-cong quand il se glissait dans les buissons, mais ses oreilles avaient appris à l’écouter depuis trois semaines. Et ce soir, en prime, c’était la pleine lune. Elle entendit des graviers crisser. Il venait. Tant pis pour les courbatures. Elle s’avança vers lui. Il était dix heures et quart.
Ils s’étaient installés (façon de parler : deux couvertures étendues sur l’herbe) derrière un restaurant, le North Berwick Grill, en face de l’épicerie, après avoir caché leurs bicyclettes dans un petit hangar. L’homme qu’ils suivaient avait mangé quelque chose dans la cour de récréation de l’école, de l’autre côté de la rue (« Si on allait le voir, je suis sûre qu’il nous donnerait quelque chose à manger, Joe. C’est chaud… et ça sent bon. Je suis sûre que c’est bien meilleur que ce saucisson. » Joe avait ouvert de grands yeux et il avait brandi son couteau dans la direction de Larry), puis il était allé s’installer un peu plus loin, dans une maison avec une grande véranda grillagée. À la manière dont il roulait sur sa bicyclette, elle s’était dit qu’il était peut-être un peu pompette. Et maintenant, il était endormi sous la véranda.
Elle pressa le pas, grimaçant lorsque des gravillons lui mordaient la plante des pieds. Il y avait des maisons sur la gauche et elle traversa pour marcher sur les pelouses qui s’étendaient devant, déjà presque des prairies. L’herbe, lourde de rosée, lui montait jusqu’aux chevilles. Elle lui fit penser qu’elle avait une fois couru avec un garçon dans une herbe comme celle-ci, une nuit de pleine lune. Elle avait senti quelque chose de chaud remplir son bas-ventre et elle avait parfaitement compris alors que ses seins étaient des objets sexuels, pleins et mûrs, débordants sous son chemisier. La lune lui avait fait tourner la tête, et cette herbe haute qui lui mouillait les jambes. Elle savait que, si le garçon la rattrapait, elle le laisserait la déflorer. Elle avait couru comme une Indienne à travers le champ de maïs. L’avait-il rattrapée ? Cela n’avait plus d’importance.
Elle se mit à courir, traversa d’un bond une allée de ciment qui brillait comme de la glace dans l’obscurité.
Et elle vit Joe, debout devant la véranda grillagée où l’homme dormait. Son slip blanc était d’une blancheur éclatante dans le noir ; en fait, le garçon avait la peau si noire qu’on aurait presque cru que son slip tenait tout seul dans le vide, ou qu’il était porté par l’homme invisible de H. G. Wells.
Joe venait d’Epsom, elle le savait, car c’était là qu’elle l’avait trouvé. Nadine, de South Barnstead, une bourgade à vingt-cinq kilomètres au nord-est d’Epsom. Elle s’était mise à chercher méthodiquement d’autres survivants, hésitant à laisser sa propre maison, dans la petite ville où elle était née. Elle était partie de chez elle, puis avait continué en cercles concentriques, de plus en plus grands. Elle n’avait trouvé que Joe. Une forte fièvre le faisait délirer… une morsure d’animal, un rat ou un écureuil à en juger par la dimension de la plaie. L’enfant était assis sur la pelouse d’une maison d’Epsom, nu comme un ver, à l’exception de son slip, un couteau de boucher à la main comme un vieux sauvage de l’âge de la pierre ou comme un pygmée moribond mais encore dangereux. Elle savait ce qu’était une infection. Elle avait transporté l’enfant dans la maison. Celle du garçon ? Sans doute, mais elle ne le saurait jamais si Joe ne le lui disait pas un jour. La maison était pleine de cadavres : le père, la mère, trois enfants dont le plus vieux avait sans doute quinze ans. Chez un médecin, elle avait trouvé un désinfectant, des antibiotiques et des pansements. Elle ne savait pas au juste quel antibiotique utiliser. Une erreur, et elle risquait de le tuer. Mais il mourrait de toute façon si elle ne faisait rien. Le garçon avait été mordu à la cheville qui était devenue aussi grosse qu’une chambre à air. Nadine avait eu de la chance. En trois jours, la cheville avait repris sa taille normale et la fièvre était tombée. Le garçon lui faisait confiance. À elle seule, apparemment. Elle se réveillait le matin et il la suivait comme un chien fidèle. Ils s’étaient installés dans la grande maison blanche. Elle l’avait appelé Joe. Ce n’était pas son nom, mais du temps qu’elle était institutrice, toutes les petites filles dont elle ne connaissait pas le nom s’étaient toujours appelées Jane, tous les petits garçons, Joe. Et le soldat était arrivé, le soldat qui riait, qui criait, qui maudissait le lieutenant Morton. Joe avait voulu sauter sur lui et le tuer avec son couteau. Et maintenant, cet homme. Elle avait peur de lui retirer son couteau, car c’était son talisman. Si elle essayait de le faire, peut-être se retournerait-il contre elle. Il dormait en le tenant dans sa main. Une nuit, elle avait essayé de l’enlever, davantage pour voir si elle y parviendrait que pour le retirer vraiment, et il s’était aussitôt réveillé, sans un geste. L’instant d’avant, il dormait à poings fermés. Une seconde plus tard, ses yeux bridés gris-bleu la regardaient avec une expression presque sauvage. Il avait aussitôt repris son couteau en grognant. Sans dire un mot.
Et maintenant, il levait son couteau, l’abaissait, le levait encore, comme s’il poignardait le grillage. Des grognements sourds sortaient de sa gorge. D’un instant à l’autre, il allait se décider à franchir la porte, peut-être.
Elle s’avança derrière lui, sans essayer d’étouffer le bruit de ses pas, mais il ne l’entendait pas ; Joe était seul dans son monde. En un éclair, sans comprendre ce qu’elle faisait, elle lui prit le poignet et le tordit violemment.
Joe poussa un petit cri de douleur et Larry Underwood se retourna dans son sommeil. Le couteau tomba sur l’herbe. Les dents de la lame réfléchissaient la lumière argentée de la lune, comme des flocons de neige.
L’enfant la regarda avec des yeux pleins de colère, de reproche, de méfiance. Nadine soutint son regard. Elle lui montra l’endroit d’où ils étaient venus. Joe secoua la tête. Il montra du doigt le grillage et, derrière, cette masse sombre dans le sac de couchage. Et il fit un geste qu’elle n’eut aucun mal à comprendre : il se passa le pouce en travers de la pomme d’Adam. Puis il lui fit un large sourire. Nadine ne l’avait encore jamais vu sourire et elle eut froid dans le dos. Le garçon n’aurait pas eu l’air plus sauvage si ses dents d’une blancheur éclatante avaient été limées comme des crocs.
– Non, dit-elle d’une voix douce. Ou bien je vais le réveiller.
Joe eut l’air inquiet. Il secoua la tête énergiquement.
– Alors reviens avec moi. On va dormir.
Il regarda le couteau, puis releva les yeux vers elle. La sauvagerie avait disparu de son regard, pour le moment du moins. Il n’était plus qu’un petit garçon abandonné qui voulait son ours en peluche, ou la couverture déchirée qu’il trainait avec lui depuis qu’il était sorti du berceau. Nadine comprit vaguement que c’était peut-être le moment de lui faire abandonner son couteau, de lui dire simplement « non ». Mais ensuite ? Allait-il se mettre à hurler ? Il avait hurlé lorsque le soldat fou s’en était allé. Il avait hurlé et hurlé, d’horribles cris de terreur et de rage. Voulait-elle que l’homme au sac de couchage, réveillé par les hurlements de l’enfant, la découvre ainsi en pleine nuit ?
– Tu veux venir avec moi ?
Joe hocha la tête.
– Très bien, dit-elle tout bas.
Il se baissa rapidement et ramassa son couteau.
Ils revinrent dans leur cachette et il se coucha contre elle, sans plus penser à l’intrus. Il l’enlaça dans ses bras. Elle sentit dans son bas-ventre cette douleur sourde et familière qui ne ressemblait à aucune autre. Une douleur de femme, une douleur à laquelle on ne pouvait rien. Et elle s’endormit.
Elle se réveilla aux petites heures du matin – elle n’avait pas de montre. Elle avait froid, elle avait peur, peur tout à coup que Joe ait attendu qu’elle s’endorme pour revenir à la maison et égorger l’homme endormi. Les bras de Joe ne l’enlaçaient plus. Elle se sentait responsable de ce garçon, elle s’était toujours sentie responsable des petits qui n’avaient pas demandé à venir au monde, mais s’il avait fait ça, elle allait l’abandonner. Donner la mort alors que tant de vies avaient été fauchées était le seul et unique péché impardonnable. Elle ne pouvait plus rester seule avec Joe beaucoup plus longtemps sans quelqu’un pour l’aider ; être avec lui, c’était comme être dans une cage avec un lion capricieux. Comme un lion, Joe ne pouvait pas (ou ne voulait pas) parler ; il ne faisait que rugir, avec sa petite voix d’enfant perdu.
Elle s’assit et vit que le garçon était toujours là. Il s’était écarté d’elle en dormant, voilà tout. Il était dans sa position habituelle, en chien de fusil, le pouce dans la bouche, la main sur le manche du couteau.
À moitié endormie, elle se leva, fit quelques pas sur la pelouse, urina dans un coin et revint se blottir sous sa couverture. Le lendemain matin, elle ne se souvenait pas si elle s’était vraiment réveillée au cours de la nuit, ou si elle avait seulement fait un rêve.
Si j’ai rêvé, pensa Larry, alors c’étaient des rêves agréables. Il ne s’en souvenait pas. Il se sentait comme autrefois. Et il se dit que la journée allait être belle. Il allait voir la mer aujourd’hui. Il roula son sac de couchage, l’attacha sur le porte-bagages de sa bicyclette revint chercher son sac à dos… et s’arrêta.
Une allée de ciment menait au petit escalier de la véranda. Des deux côtés, le gazon vert cru était haut. À droite, près de la véranda, l’herbe humide de rosée avait été foulée. Lorsque la rosée s’évaporerait, le gazon se redresserait sans doute. Mais, pour le moment, on y voyait clairement des traces de pas. Larry était un homme de la ville. Il n’avait rien d’un homme des bois, d’un James Fenimore Cooper. Mais il aurait fallu être aveugle, pensa-t-il, pour ne pas voir que deux personnes s’étaient trouvées là : une grande et une petite. Durant la nuit, elles s’étaient approchées du grillage pour le regarder. Il en eut froid dans le dos. Et il sentit que ses anciennes terreurs le reprenaient.
S’ils ne se montrent pas bientôt, je vais essayer de les faire sortir de leur trou, songea-t-il. Et cette seule idée lui redonna confiance en lui. Il prit son sac à dos et se remit en route.
À midi, il arriva au croisement de la nationale 1, à Wells. Il lança une pièce de monnaie ; elle retomba du côté pile. Il prit donc la 1 en direction du sud laissant derrière lui la pièce qui brillait dans la poussière. Joe la trouva vingt minutes plus tard et la regarda longuement, comme hypnotisé par une boule de cristal. Puis il la mit dans sa bouche et Nadine la lui fit cracher.
Trois kilomètres plus loin, Larry le vit pour la première fois, l’énorme animal bleu, paresseux ce jour-là. Complètement différent du Pacifique ou de l’Atlantique au large de Long Island. Ici, l’océan avait l’air paisible, presque docile. L’eau était d’un bleu plus profond, presque un bleu cobalt, et elle venait lécher les rochers de la côte en longues vagues grondantes. L’écume aussi épaisse que des œufs battus en neige volait en l’air, puis retombait.
Larry laissa sa bicyclette et s’avança vers la mer, envahi par une sorte d’ivresse qu’il ne pouvait s’expliquer. Il était là, il était arrivé là où commençait le domaine de la mer, là où finissait la terre.
Il traversa un champ marécageux. Ses souliers s’enfonçaient dans la vase, entre les touffes de roseaux. Une riche odeur d’iode montait autour de lui. Un peu plus loin, la mince peau de terre laissait apparaitre l’os nu du granit – l’imperturbable granit du Maine. Des mouettes s’envolèrent, toutes blanches dans le ciel bleu, piaillant à qui mieux mieux. Il n’avait jamais vu autant d’oiseaux. Et il se souvint que, malgré leur beauté et leur élégance, les mouettes mangeaient de la charogne. Une autre idée lui passa par l’esprit, une idée qu’il aurait préféré ignorer, mais elle était déjà là dans sa tête, trop tard pour qu’il puisse l’écarter : La bouffe ne doit pas manquer ces temps-ci.
Il reprit sa marche. Ses talons sonnaient sur le roc brûlé par le soleil, le roc dont la mer venait lécher les innombrables fissures. Des coquillages collaient à la pierre. Ça et là, comme des éclats d’obus, il voyait les débris des coquilles que les mouettes avaient laissées tomber pour les ouvrir et dévorer la chair tendre qu’elles renfermaient.
Il arriva finalement au bout du rocher, face à la mer. Le vent le frappa de plein fouet, soulevant l’épaisse mèche de cheveux qui lui tombait sur le front. Il prit une profonde respiration, se laissa envahir par l’odeur de sel et d’acide du grand animal bleu. Les grandes vagues vert émeraude s’avançaient lentement, se creusaient, se bordaient d’un ourlet d’écume, puis s’écrasaient sur les rochers comme elles l’avaient fait depuis le début des temps, suicidaires, arrachant chaque fois une infime parcelle de terre. Et l’on sentait un grand choc sourd quand l’eau se précipitait dans une faille entre deux rochers, creusée depuis des siècles et des siècles.
Il se tourna à gauche, puis à droite, et partout c’était la même chose, aussi loin qu’il pouvait voir… des vagues, d’immenses vagues, les embruns, une immensité de couleurs qui lui coupa le souffle.
Il était arrivé au bout de la terre.
Il s’assit, les pieds dans le vide, écrasé par le spectacle de l’océan. Il resta ainsi sans bouger au moins une demi-heure. Mais la brise de mer éveilla son appétit et il fouilla dans son sac pour manger quelque chose. Le bas de son jeans, mouillé par les embruns, était devenu tout noir. Larry se sentait propre, pur.
Il retraversa ensuite le marécage, tellement absorbé dans ses pensées qu’il crut d’abord entendre le cri des mouettes. Il avait même levé les yeux au ciel quand il comprit avec un soudain sursaut de frayeur qu’il s’agissait d’un cri humain. D’un cri de guerre.
Il baissa les yeux et découvrit un jeune garçon qui traversait la route en courant, un grand couteau de boucher à la main. Il était en slip et ses jambes musclées étaient zébrées de griffures de ronces. Derrière lui, sortant des buissons qui bordaient la route, une femme, pâle, les yeux cernés.
– Joe ! cria-t-elle.
Puis elle se mit à courir gauchement, comme si ses pieds lui faisaient mal.
Joe s’approchait, soulevant de petites gerbes d’eau sous ses pieds nus. Son visage était déformé par un rictus meurtrier. Brandi très haut au-dessus de sa tête, le couteau de boucher brillait au soleil.
Il vient me tuer, pensa Larry. Qu’est-ce que je lui ai fait ?
– Joe ! hurla la femme d’une voix aiguë, inquiète, désespérée.
Joe se rapprochait.
Larry eut le temps de se souvenir qu’il avait laissé son fusil à côté de sa bicyclette. Le garçon était déjà sur lui.
Quand il abattit son couteau de boucher en un long arc de cercle, Larry sortit enfin de sa stupeur. Il esquiva le coup et, instinctivement, leva le pied droit et envoya sa grosse chaussure mouillée dans l’estomac du garçon. Il le regretta presque aussitôt : ce n’était qu’un mioche – l’enfant bascula comme une quille. Malgré son air féroce, il ne faisait pas le poids.
– Joe !
Nadine trébucha sur un monticule de terre et tomba sur les genoux, éclaboussant de boue son chemisier blanc.
– Ne lui faites pas de mal ! C’est un petit garçon ! S’il vous plait, ne lui faites pas de mal !
Elle se releva et reprit sa course maladroite.
Joe était tombé sur le dos, en croix, les bras en V, les jambes écartées en un deuxième V, à l’envers celui-ci. Larry fit un pas en avant et écrasa le poignet droit de l’enfant, immobilisant la main qui tenait le couteau.
– Lâche ça.
Le garçon grogna, puis fit un étrange glouglou, comme un dindon. Il montrait les dents. Ses yeux bridés fixaient Larry. Avec son pied sur le poignet du garçon, Larry avait l’impression d’écraser un serpent blessé, mais toujours dangereux. Le garçon se débattait furieusement pour libérer sa main, au risque de se casser le poignet. Il se redressa un peu et essaya de mordre la jambe de Larry, à travers la toile épaisse de son bluejeans. Larry pesa de tout son poids sur le poignet de l’enfant et Joe poussa un cri – non pas de douleur, mais de défi.
– Laisse ça.
Joe continuait à se débattre.
Le combat aurait duré jusqu’à ce que Joe se libère ou que Larry lui casse le poignet si Nadine n’était finalement arrivée, couverte de boue, hors d’haleine, titubant de fatigue.
Sans regarder Larry, elle tomba sur les genoux.
– Laisse ça ! dit-elle d’une voix douce mais ferme.
Son visage était couvert de sueur mais serein. Elle s’approcha à quelques centimètres de la figure de Joe, convulsée par la rage. Il essaya de la mordre, comme un chien, et continua à se débattre. Larry avait du mal à garder son équilibre. Si le garçon se libérait maintenant, il allait probablement s’attaquer d’abord à la femme.
– Laisse ! dit Nadine.
Le garçon grogna. De la bave coulait entre ses dents serrées comme un étau. Sur sa joue droite, une tache de boue dessinait un point d’interrogation.
– On va te laisser, Joe. Je vais te laisser. Je vais partir avec lui. Sauf si tu es gentil.
Sous son pied, Larry sentit le bras de l’enfant se contracter une dernière fois. Le garçon lança un regard accusateur à la femme. Et, quand il regarda Larry dans les yeux, Larry vit un regard rempli d’une jalousie brûlante. Ruisselant de sueur, Larry sentit qu’il avait froid.
Elle continuait à lui parler tranquillement. Personne n’allait lui faire de mal. Personne n’allait l’abandonner. S’il laissait son couteau, tout le monde serait ami.
Larry sentit que la main de l’enfant se relâchait sous sa chaussure. Les yeux tournés vers le ciel, le garçon ne bougeait plus. Il avait abandonné. Larry retira son pied et se baissa rapidement pour ramasser le couteau. Il se retourna et le lança de toutes ses forces vers la mer. La lame tournoya, jetant des éclairs de lumière. Joe la suivit de ses yeux étranges et poussa un long gémissement de douleur. Le couteau rebondit sur un rocher avec un bruit sec et tomba dans l’eau.
Larry se retourna. La femme examinait l’avant-bras de Joe où la semelle de Larry avait laissé une profonde empreinte de gaufre, d’un rouge profond. Elle regarda Larry avec des yeux remplis de chagrin.
Larry se sentit repris par cette vieille culpabilité et les habituels mots d’excuses lui vinrent à la bouche – Je devais le faire, ce n’était pas ma faute, écoutez, il voulait me tuer – car il croyait lire un reproche dans ces yeux pleins de tristesse : Tu es un sale type.
Mais il ne dit rien, finalement. Ce qui était fait était fait, et tout était la faute de l’enfant. En regardant le garçon pelotonné sur lui-même, suçant son pouce, il se demanda pourtant si c’était bien lui qui était vraiment responsable. Mais les choses auraient pu tourner plus mal.
Il ne dit donc rien et soutint le doux regard de la femme : Je crois que j’ai changé. Je ne sais pas comment. Je ne sais pas jusqu’à quel point. Il se souvint de quelque chose que Barry Grieg lui avait dit un jour à propos d’un guitariste de Los Angeles, Jory Baker, un type qui était toujours à l’heure, qui ne ratait jamais une répétition, qui ne bousillait jamais une audition. Pas le genre de guitariste qui attire l’attention, pas une vedette comme Angus Young ou Eddie van Halen, mais un musicien compétent. À une époque, lui avait dit Barry, Jory Baker était le pivot d’un groupe qui s’appelait les Sparx, un groupe dont tout le monde pensait qu’il allait faire son chemin. Rien d’extraordinaire, mais du bon rock, solide. Jory Baker écrivait toutes les paroles et composait presque toute la musique. Et puis, un accident de voiture, fractures multiples, doses massives de calmants à l’hôpital. Il en était sorti avec une plaque d’acier dans la tête et pas mal de toiles d’araignée au plafond. Du Demerol, il était passé à l’héroïne. Il s’était fait pincer plusieurs fois par les flics. Au bout de quelque temps, il traînait dans les rues complètement camé, les doigts tremblants, mendiant de la monnaie à la gare routière Greyhound. Puis, en dix-huit mois, il s’en était sorti, miraculeusement. Naturellement, il avait perdu des plumes. Il n’était plus capable de diriger un groupe, bon ou mauvais, mais il était toujours à l’heure, ne manquait jamais une répétition, ne bousillait jamais une audition. Il ne parlait pas beaucoup, mais le sillon rouge avait disparu sur son bras gauche. Et Barry Grieg avait dit : il s’en est sorti. C’est tout. Personne ne peut dire ce qui se passe entre ce que vous étiez et ce que vous devenez. Personne ne peut dessiner la carte de cet enfer solitaire. Ces cartes n’existent pas. Vous… vous vous en sortez. C’est tout.
Ou vous ne vous en sortez pas.
J’ai changé, pensait confusément Larry. Je m’en suis sorti, moi aussi.
– Je m’appelle Nadine Cross, dit la femme. Et voici Joe. Je suis ravie de faire votre connaissance.
– Larry Underwood.
Ils se serrèrent la main en souriant timidement, conscients de l’absurdité de la situation.
– Revenons à la route, dit Nadine.
Ils s’éloignèrent. Quelques pas plus loin, Larry regarda derrière lui. Joe était toujours à genoux, suçant son pouce, perdu dans son rêve.
– Il va venir, dit-elle d’une voix tranquille.
– Vous êtes sûre ?
– Oui.
Elle trébucha en montant sur l’accotement de gravier et Larry la retint par le bras. Elle le regarda, reconnaissante.
– On pourrait s’asseoir ? dit-elle.
– Bien sûr.
Ils s’assirent donc sur la chaussée, face à face. Quelque temps plus tard, Joe se leva et se traîna vers eux, les yeux fixés sur ses pieds nus. Il s’assit un peu à l’écart. Larry le regarda, inquiet.
– Vous me suiviez, tous les deux.
– Vous saviez ? Je m’en doutais.
– Depuis combien de temps ?
– Depuis deux jours maintenant. Nous étions dans cette grande maison, à Epsom.
Larry ne se souvenait pas.
– Près du ruisseau. Vous vous êtes endormi près du mur de pierre.
Cette fois, il se souvenait.
– Et hier soir, vous êtes venus me regarder pendant que je dormais sous la véranda. Peut-être pour voir si j’avais des cornes ou une grande queue rouge.
– C’était Joe. Je suis allée le chercher quand j’ai vu qu’il n’était plus là. Comment le savez-vous ?
– Vous avez laissé des traces sur l’herbe.
Elle le regardait fixement, l’examinait. Larry ne put détourner son regard.
– Je ne veux pas que vous soyez fâché contre nous dit-elle. C’est sans doute un peu ridicule de vous dire ça, quand Joe vient juste d’essayer de vous tuer. Mais Joe n’est pas responsable.
– C’est son vrai nom ?
– Non, c’est comme ça que je l’appelle.
– On dirait un sauvage dans un film du National Geographic.
– Oui, c’est un peu ça. Je l’ai trouvé sur une pelouse, devant une maison – sa maison peut-être, à Rockway – il s’était fait mordre. Par un rat sans doute. Il ne sait pas parler. Il grogne. Jusqu’à présent, j’avais réussi à l’empêcher de faire des bêtises. Mais je… je suis fatiguée, vous voyez… et…
Elle haussa les épaules. La boue séchait sur son chemisier, dessinant ce qui aurait pu passer pour des idéogrammes chinois.
– Au début, je l’habillais. Mais il enlevait tous ses vêtements, sauf son slip. Finalement, j’ai laissé tomber. Les moustiques ne semblent pas le déranger. Je voudrais que vous nous laissiez venir avec vous, dit-elle après un instant d’hésitation. Dans les circonstances, autant parler franchement.
Larry se demanda ce qu’elle penserait s’il lui parlait de la dernière femme qui avait voulu venir avec lui. Mais il ne lui en parlerait pas ; cet épisode de sa vie était enterré bien profondément maintenant, même si la femme en question ne l’était pas. Il n’avait pas plus envie de parler de Rita qu’un assassin ne souhaite prononcer le nom de sa victime devant la famille en deuil.
– Je ne sais pas où je vais, répondit-il. J’arrive de New York, par le chemin des écoliers. Mon idée était de trouver une jolie maison sur la côte et de rester là bien tranquille jusqu’au mois d’octobre à peu près. Mais plus le temps passe, plus j’ai envie de voir d’autres gens. Plus le temps passe, plus je me sens seul.
Il savait qu’il s’exprimait maladroitement, mais il avait l’impression d’être incapable de faire mieux sans parler de Rita ou de ses cauchemars à propos de l’homme noir.
– J’ai souvent eu très peur, reprit-il prudemment, à cause de la solitude. Un peu paranoïaque. Comme si des Indiens allaient me tomber sur le dos pour me scalper.
– Si j’ai bien compris, ce n’est plus tellement une maison que vous cherchez, mais des gens.
– Oui, peut-être.
– Vous nous avez trouvés. C’est un début.
– J’ai plutôt l’impression que c’est vous qui m’avez trouvé. Et ce garçon me fait peur, Nadine. Je ne vais pas tourner autour du pot. Il n’a plus son couteau, mais le monde est rempli de couteaux qui attendent qu’on les ramasse.
– Oui.
– Je ne voudrais pas vous donner l’impression d’être un salaud…
Il se tut, espérant qu’elle achèverait sa phrase. Mais elle ne dit rien. Elle le regardait de ses grands yeux noirs.
– Vous pourriez le laisser ?
Voilà, il avait craché le morceau, et il avait vraiment l’air d’un salaud maintenant… Mais était-ce bien juste, pour elle et pour lui, de se compliquer la vie en s’encombrant d’un psychopathe de dix ans ? Il lui avait dit qu’il ne voulait pas qu’elle le prenne pour un salaud. Mais le mal était fait, sans doute. Le monde était devenu bien cruel.
Joe le fixait de ses yeux perçants, couleur de mer.
– Non, je ne pourrais pas, répondit calmement Nadine. Je comprends le danger et je comprends qu’il est surtout dangereux pour vous. Il est jaloux. Il a peur que vous deveniez plus important pour moi que lui. Il pourrait essayer… essayer de recommencer, à moins que vous ne deveniez son ami, ou que vous réussissiez à le convaincre que vous n’avez pas l’intention de…
Elle n’acheva pas sa phrase.
– Mais si je le laisse, reprit-elle, c’est comme si on le tuait. Et je ne veux pas être complice. Il y a eu trop de morts déjà.
– S’il me coupe la gorge en pleine nuit, vous serez complice.
Elle baissa la tête.
D’une voix si basse qu’elle seule pouvait l’entendre (il ne savait pas si Joe qui les observait comprenait ce qu’ils disaient), Larry lui dit :
– Il l’aurait sans doute fait hier soir si vous n’étiez pas venue le chercher. Je me trompe ?
– Ce sont des choses qui peuvent arriver, répondit-elle doucement.
Larry éclata de rire.
– Je veux venir avec vous, Larry, mais je ne peux pas laisser Joe. C’est à vous de décider.
– Vous ne me rendez pas la vie facile.
– La vie n’est pas facile ces temps-ci.
Il réfléchissait. Joe s’assit au bord de la route, les observant de ses yeux couleur de mer. Derrière eux la vraie mer frappait sans relâche les rochers, grondait dans les couloirs secrets qu’elle avait creusés dans la pierre.
– D’accord, dit-il enfin. Je pense que vous prenez des risques, mais… c’est d’accord.
– Merci. Je serai responsable de ses actes.
– Ce qui ne m’aidera pas beaucoup s’il me tue.
– Je m’en voudrais toute ma vie…
Et Nadine eut tout à coup la certitude qu’elle se repentirait un jour pas trop lointain de toutes ses belles idées sur le caractère sacré de la vie humaine une certitude qui la frappa comme une bourrasque glacée. Elle frissonna. Non, se dit-elle. Je ne tuerai pas. Pas ça. Jamais.
Ils campèrent sur le sable blanc de la plage publique de Wells. Larry fit un grand feu un peu plus haut que les varechs abandonnés par la dernière marée haute. Joe s’assit en face de lui et de Nadine occupé à jeter de petits bâtons dans les flammes. De temps en temps il prenait un bout de bois un peu plus gros et le laissait dans le feu jusqu’à ce qu’il s’enflamme comme une torche. Puis il courait à toute allure sur le sable, brandissant son bout de bois comme une bougie d’anniversaire. Ils le voyaient tant qu’il restait dans le cercle de lumière que jetait le feu, puis ils n’apercevaient plus que le mouvement de sa torche, la flamme rabattue par le vent de sa course folle. La brise s’était levée et il faisait plus frais que les jours précédents. Larry se souvint vaguement de l’averse qui était tombée l’après-midi où il avait trouvé sa mère en train de mourir, juste avant que l’épidémie ne frappe New York de plein fouet, comme un train emballé. Il se souvenait de l’orage, des rideaux blancs qui flottaient dans l’appartement. Il frissonna un peu et le vent souleva une gerbe d’étincelles qui montèrent dans le ciel noir constellé d’étoiles. Elles montaient en tournoyant, toujours plus haut, puis s’éteignaient. Il pensa à l’automne, encore lointain mais pas autant que ce jour de juin, quand il avait découvert sa mère couchée par terre, en plein délire. Il frissonna encore. Très loin, la torche de Joe bondissait sur la plage. Et cette petite lumière vacillante dans l’immensité de la nuit silencieuse le fit se sentir seul. Il avait froid. Les vagues déferlaient sur les rochers.
– Vous savez jouer ?
Il sursauta en entendant sa voix et regarda l’étui de la guitare couché à côté d’eux sur le sable. Il l’avait trouvée dans la salle de musique de la grande maison où ils étaient entrés pour dîner, appuyée contre un piano Steinway. Il avait rempli son sac de boîtes de conserve et s’était emparé de la guitare sans réfléchir, sans même ouvrir l’étui pour la regarder-dans une maison comme celle-là, c’était probablement un bel instrument. Il n’avait plus joué depuis cette horrible nuit, à Malibu, six semaines plus tôt. Dans une autre vie.
– Oui, je joue.
Et il découvrit qu’il avait envie de jouer, pas pour elle, mais simplement pour se changer les idées. Et quand on fait un feu de camp sur une plage, il faut bien quelqu’un pour jouer de la guitare, non ?
– Voyons un peu ça, dit-il en ouvrant l’étui.
Il s’attendait à trouver un bel instrument, mais il eut une bonne surprise : c’était une Gibson à douze cordes, un magnifique instrument. Les incrustations de la touche, en vraie nacre, reflétaient les éclairs rougeâtres du feu, comme des prismes de lumière.
– Elle est belle, dit Nadine.
– Oui, vraiment belle.
Il fit sonner les cordes à vide et il aima aussitôt le son, même si l’instrument était légèrement désaccordé. C’était un son plus rond, plus riche que celui d’une guitare à six cordes. Un son rempli d’harmoniques, mais net et brillant. C’était ce qu’il y avait de bien avec les guitares à cordes d’acier, un son net et brillant. Et les cordes étaient des Black Diamonds, gainées de bronze. Elles donnaient un son franc, un peu raide quand on changeait de corde – zing ! Il sourit en pensant à Barry Grieg qui se moquait tellement des cordes d’acier. Pauvre Barry, lui qui voulait devenir un Steve Miller.
– Qu’est-ce qui vous fait sourire ?
– Je pense au bon vieux temps, comme on dit.
Il s’accorda en pensant à Barry, à Johnny McCall, à Wayne Stukey. Il était sur le point de terminer quand elle lui donna une tape sur l’épaule. Il leva les yeux.
Joe était debout à côté du feu, sa torche éteinte à la main. Et il le fixait de ses yeux étranges, fasciné, bouche bée.
Doucement, si doucement que Larry crut un instant l’avoir imaginé, Nadine commença à réciter :
– La musique a le don…
Larry commença à jouer un air facile, un vieux blues qu’il avait appris quand il était adolescent. Disque Elektra. Kœrner, Ray et Glover dans la version originale, pensa-t-il. Quand il crut l’avoir retrouvé, il se mit à jouer plus librement, puis chanta… il serait toujours meilleur chanteur que guitariste.
Et tu me vois venir baby, arriver de si loin
Je ferai de ta nuit, baby, un jour plein de soleil
Car je suis là, baby
Si loin, loin de chez moi.
Mais déjà tu m’entends venir, baby
Aux coups frappés sur mon échine de chat noir.
Le gosse souriait médusé, comme s’il venait de découvrir un merveilleux secret. Larry se dit qu’il ressemblait à quelqu’un qui souffre d’une démangeaison insupportable entre les omoplates, depuis des jours et des jours, et qui trouve finalement quelqu’un qui sait le gratter au bon endroit. Il fouilla dans les archives poussiéreuses de sa mémoire, cherchant le deuxième couplet. Il le trouva.
Je sais des choses, baby que les autres ne savent pas
Ils ne savent pas les chiffres, baby, ne savent pas les médecines
Mais moi je sais, baby, moi si loin de chez moi
Et tu sais que tu m’entendras, baby
Aux coups de fouet sur le chat noir.
L’enfant souriait toujours et ses yeux s’étaient allumés d’une lueur étrange, une lueur, pensa Larry, tout à fait de nature à faire écarter les cuisses des adolescentes. Il chercha une transition et s’en tira finalement pas trop mal. Ses doigts faisaient bien sonner la guitare : un son franc, net, un peu clinquant comme des bijoux de pacotille, probablement volés, ceux qu’on vous vend dans un pochon de papier au coin d’une rue. Une petite démonstration de virtuosité, puis il battit prudemment en retraite, avant de tout bousiller, retomba sur ce bon vieil accord de mi sur trois doigts. Il ne se souvenait pas du dernier couplet, quelque chose à propos d’une voie de chemin de fer, si bien qu’il reprit le premier couplet.
Quand le silence retomba, Nadine applaudit en éclatant de rire. Joe jeta son bâton et se mit à sauter sur le sable en hurlant de joie. Larry n’en revenait pas et jugea plus prudent de ne pas se faire trop d’illusions. À quoi bon courir après les déceptions ?
La musique a le don de charmer la bête sauvage.
Et il se demandait, sur la défensive malgré lui, s’il était possible que ce soit aussi simple. Joe lui faisait de grands gestes.
– Il veut que vous continuiez à jouer. Vous voulez bien ? C’était formidable. Je me sens mieux. Beaucoup mieux.
Il joua donc Going Downtown, de Geoff Muldaur, Sally’s Fresno Blues, une de ses compositions ; puis The Springhill Mine Disaster et That’s All Right, Mamma dArthur Crudup. Retour aux bons vieux classiques du rock – Milk Blues, Jim Dandy, Twenty Flight Rock (en jouant de son mieux le boogie-woogie du chorus, même s’il commençait à avoir vraiment mal aux doigts), et finalement un air qu’il avait toujours beaucoup aimé, Endless Sleep de Jody Reynolds.
– Je n’ai plus envie de jouer dit-il à Joe qui était resté immobile pendant tout le récital. J’ai trop mal aux doigts.
Il lui montra ses doigts, marqués par les cordes, et ses ongles écaillés.
L’enfant tendit alors les mains.
Larry hésita un instant, puis donna la guitare à l’enfant.
– Tu sais, il faut beaucoup de temps pour apprendre à jouer.
Mais ce fut le miracle, la chose la plus étonnante que Larry ait entendue de toute sa vie. Le garçon joua Jim Dandy pratiquement sans une seule faute, en poussant de curieux cris au lieu de chanter les paroles, comme si sa langue était collée à son palais. Pourtant, il était parfaitement clair qu’il n’avait jamais joué de la guitare ; il ne frappait pas suffisamment fort les cordes pour qu’elles sonnent bien et ses changements d’accords manquaient de netteté. Le son était étouffé, fantomatique, comme si Joe jouait avec une guitare remplie de coton – mais à part cela c’était la copie conforme du jeu de Larry.
Quand il eut fini, Joe regarda ses doigts avec curiosité, comme s’il essayait de comprendre comment ils pouvaient jouer la musique de Larry, mais pas avec la même netteté.
Et Larry s’entendit dire, comme si sa voix venait de loin :
– Tu n’appuies pas assez fort, c’est tout. Il faut te durcir le bout des doigts. Et travailler les muscles de ta main gauche.
Joe le regardait attentivement, mais Larry ne savait pas s’il comprenait vraiment. Il se tourna vers Nadine.
– Vous saviez qu’il jouait ?
– Non. Je suis aussi surprise que vous. C’est un enfant prodige, non ?
Larry hocha la tête. Et l’enfant continua avec That’s All Right, Mamma à nouveau en reproduisant pratiquement toutes les nuances du jeu de Larry. Mais les cordes sonnaient parfois comme du bois, comme si les doigts de Joe les empêchaient de vibrer.
– Je vais te montrer, dit Larry en tendant la main pour prendre la guitare.
Aussitôt, Joe se recula, les yeux mi-clos, la guitare serrée contre lui. Larry eut l’impression qu’il pensait à son couteau, jeté dans la mer.
– D’accord, dit Larry. Elle est à toi. Quand tu voudras une leçon, tu me le diras.
Le garçon poussa un cri de chouette et s’enfuit à toutes jambes sur la plage, la guitare levée au-dessus de sa tête, comme une offrande.
– Il va sûrement la casser, dit Larry.
– Non, répondit Nadine, je ne crois pas.
Larry se réveilla en pleine nuit. Appuyé sur le coude, il aperçut Nadine, vague silhouette féminine emmitouflée dans trois couvertures, tout près du feu éteint. Joe était couché entre Larry et la femme, lui aussi chaudement couvert. Mais Larry pouvait voir sa tête. L’enfant suçait son pouce. Il était couché en chien de fusil, serrant entre ses cuisses la Gibson à douze cordes. De sa main libre, il tenait le manche de la guitare. Larry le regardait, fasciné. Il avait pris le couteau de l’enfant, l’avait lancé ; le gosse avait adopté la guitare. Très bien. Qu’il la garde. Difficile de poignarder quelqu’un avec une guitare. Quoiqu’une guitare puisse parfaitement servir d’instrument contondant. Et il se rendormit.
Quand il se réveilla le lendemain matin, Joe était assis sur un rocher, la guitare serrée contre lui, ses pieds nus dans l’écume. Et il jouait Sally’s Fresno Blues. Il avait fait des progrès. Nadine se réveilla vingt minutes plus tard et lui lança un sourire radieux. Larry se rendit compte qu’elle était très séduisante. Et une chanson lui revint à l’esprit, un air de Chuck Berry : Nadine, honey is that you ?
– Voyons un peu ce que nous avons pour le petit déjeuner, dit-il à haute voix.
Il fit un feu et ils s’assirent autour tous les trois encore engourdis par le froid du petit matin. Nadine prépara des flocons d’avoine avec du lait en poudre et ils se firent du thé très fort dans une boîte de conserve, comme des clochards. Joe mangea sans lâcher la Gibson. Et, par deux fois, Larry se surprit à sourire à l’enfant, à se dire qu’on ne pouvait pas ne pas aimer quelqu’un qui aimait tant la guitare.
Ils repartirent à bicyclette sur la nationale 1, en direction du sud. Joe roulait en plein sur la ligne blanche et les distançait parfois d’un bon kilomètre. Une fois, quand ils le rattrapèrent, il marchait tranquillement à côté de sa bicyclette, au bord de la route, et mangeait des mûres à sa façon – il lançait une mûre en l’air, puis la gobait au vol. Une heure plus tard, ils le trouvèrent assis sur une borne, en train de jouer Jim Dandy.
Un peu avant onze heures, ils tombèrent sur un curieux barrage à l’entrée d’une petite ville appelée Ogunquit. Trois bennes à ordures orange vif barraient la route. Le cadavre mangé par les corbeaux de ce qui avait été autrefois un homme était affalé dans l’une des bennes. Le soleil qui tapait très fort depuis dix jours avait fait son travail. Le cadavre grouillait d’asticots. Nadine se retourna, dégoûtée.
– Où est Joe ?
– Je ne sais pas. Un peu plus loin sans doute.
– J’espère qu’il n’a pas vu ça. Vous croyez qu’il l’a vu ?
– Probablement, répondit Larry.
Depuis quelque temps déjà, Larry pensait que la nationale 1, une route importante, était étrangement déserte depuis qu’ils étaient sortis de Wells. À peine s’ils avaient vu une vingtaine de voitures en cours de route. Maintenant, il en comprenait la raison : on avait barré la route. Il devait y avoir des centaines, peut-être des milliers de voitures pare-chocs contre pare-chocs de l’autre côté de la ville. Il comprenait ce que Nadine sentait pour Joe. Lui aussi aurait préféré lui épargner ce spectacle.
– Pourquoi ont-ils barré la route ? lui demanda-t-elle. Pourquoi faire ça ?
– Ils ont dû vouloir isoler leur ville. Je suppose que nous trouverons un autre barrage à la sortie.
– Est-ce qu’il y a d’autres cadavres ?
Larry posa sa bicyclette sur sa béquille et jeta un coup d’œil.
– Trois.
– Bon. Je préfère ne pas regarder.
Le barrage franchi, ils remontèrent sur leurs bicyclettes. La route s’était rapprochée de la mer et il faisait plus frais. Les villas se suivaient, collées les unes contre les autres en longues rangées sordides. Des gens venaient passer leurs vacances là-dedans ? se demanda Larry. Pourquoi ne pas s’installer à Harlem et dire aux enfants d’aller faire trempette sous la bouche d’incendie ?
– Pas très joli, dit Nadine.
De part et d’autre de la route, c’était maintenant la quintessence de la station balnéaire populaire et minable : stations-service, stands de frites, marchands de frites, marchands de glaces, motels peints dans des couleurs pastel à donner la nausée, golf miniature.
Larry se sentait étrangement partagé. D’un côté, il n’en pouvait plus de cette tristesse et de cette laideur, de la laideur de ces esprits qui avaient transformé cette côte sauvage en un interminable parc d’attractions pour ces familles idiotes. Mais plus subtilement, plus profondément aussi, quelque chose dans ce qu’il voyait lui parlait de ces gens qui avaient sillonné cette route, qui s’étaient pressés dans ces endroits. Des dames en chapeaux de paille et en shorts trop serrés pour leurs grosses fesses. Des adolescents en polos. Des jeunes filles en robes de plage et en sandales de cuir. Des petits enfants qui hurlaient, le visage barbouillé de glace. C’était ça l’Amérique des masses, touchante et un peu sale – que vous la retrouviez dans un chalet de ski à Aspen ou dans ses rites prosaïques de l’été, le long de la nationale 1, dans le Maine. Mais, maintenant, l’Amérique n’existait plus. Une branche, arrachée par un orage, avait renversé l’énorme enseigne de plastique Dairy Queen qui se dressait au milieu de l’immense terrain de stationnement où les vacanciers se bousculaient autrefois pour prendre une glace. L’herbe du golf miniature commençait à être haute. Ce tronçon de route, entre Portland et Portsmouth avait été autrefois un parc d’attractions de cent kilomètres de long. Et maintenant, on avait l’impression d’une immense fête foraine subitement désertée, comme par un coup de baguette magique.
– Pas très joli, non, répondit Larry, mais c’était notre vie, Nadine. Notre vie, même si nous n’y avions jamais été. Maintenant, tout ça est fini.
– Pas pour toujours, dit-elle doucement.
Il regarda son visage pur, serein.
– Je ne suis pas religieuse, mais si je l’étais, je dirais que ce qui est arrivé est le châtiment de Dieu. Dans cent ans, peut-être dans deux cents, la vie recommencera.
– Ces camions seront toujours là dans deux cents ans.
– Oui, mais pas la route. Les camions seront en pleine forêt. Il y aura de la mousse et du lierre à la place des pneus. Et les archéologues viendront fouiller ces étranges vestiges.
– Je crois que vous vous trompez.
– Comment ça ?
– Parce que nous cherchons d’autres gens, répondit Larry. Pourquoi pensez-vous que nous les cherchons ?
Elle le regarda, un peu troublée.
– Eh bien… parce que c’est ce qu’il faut faire. Les gens ont besoin des gens. Vous ne croyez pas ? Vous vous souvenez, quand vous étiez seul ?
– Oui. Quand nous sommes seuls, nous devenons fous de solitude et, quand nous sommes ensemble, nous construisons des kilomètres et des kilomètres de villas, et nous nous tuons les uns les autres le samedi soir dans les bars.
Il éclata de rire un rire froid et triste qui resta longtemps suspendu dans l’air vide.
– Il n’y a pas de réponse, reprit-il. Pas de solution. Allez… Joe est sans doute très loin maintenant.
Larry repartit. Elle resta un moment, le pied à terre, le regardant s’éloigner. Puis elle le rattrapa. Non, il ne pouvait pas avoir raison. C’était impossible. Si cette monstruosité avait pu se produire sans aucune raison, alors rien n’avait plus aucun sens. Pourquoi vivaient-ils encore ?
Joe n’avait pas pris tellement d’avance. Il était assis sur le pare-chocs arrière d’une Ford bleue, devant l’entrée d’un garage. Il feuilletait une revue cochonne qu’il avait trouvée quelque part et Larry constata avec un peu de gêne que le môme avait une érection. Il lança un coup d’œil à Nadine, mais elle regardait ailleurs – exprès peut-être.
– Tu viens ! demanda Larry lorsqu’ils arrivèrent devant le garage.
Joe posa la revue et, au lieu de se lever, poussa un cri guttural en montrant quelque chose en l’air. Le cœur battant, Larry leva les yeux au ciel, croyant que l’enfant avait vu un avion. Mais Nadine avait compris et elle criait, la voix tremblant d’excitation :
– Pas le ciel, la grange ! Sur la grange ! Merci, Joe ! Sans toi, nous ne l’aurions pas vu !
Elle s’avança vers Joe, le prit dans ses bras, le serra très fort. Larry se tourna vers la grange où des lettres blanches se découpaient nettement sur le toit de vieux bardeaux :
PARTIS À STOVINGTON, VERMONT
CENTRE MALADIES INFECTIEUSES
Puis un itinéraire, et la fin du message :
DÉPART D’OGUNQUIT 2 JUILLET 1990
HAROLD EMERY LAUDER
FRANCES GOLDSMITH
– Merde, il devait avoir le cul dans le vide quand il a peint la dernière ligne ! lança Larry.
– Le centre de recherches épidémiologiques ! dit Nadine comme si elle ne l’avait pas entendu. J’aurais dû y penser ! J’avais justement lu un article dans le supplément du dimanche, il n’y a pas trois mois ! Ils sont là-bas !
– S’ils sont toujours vivants.
– Toujours vivants ? Naturellement qu’ils sont vivants. L’épidémie était terminée le 2 juillet. Et s’ils ont pu grimper sur ce toit, ils n’étaient sûrement pas malades.
– Oui, le peintre est un drôle d’acrobate. Et dire que je viens de traverser le Vermont.
– Stovington, c’est pas mal au nord de la route 9 dit Nadine d’un air absent. Mais ils doivent être encore là-bas. Le 2 juillet, ça fait deux semaines maintenant. Vous croyez qu’il pourrait y en avoir d’autres dans ce centre, Larry ? Moi, je pense que oui. Ces types-là savent tout sur les quarantaines, les combinaisons stériles et tout le reste. Ils cherchaient certainement un remède, vous ne croyez pas ?
– Je n’en sais rien.
– Mais si, c’est évident, dit-elle d’une voix impatiente.
Larry ne l’avait jamais vue aussi excitée, pas même quand Joe avait fait son étonnante démonstration à la guitare.
– Je parierais que Harold et Frances ont trouvé des dizaines de gens, peut-être des centaines. On y va tout de suite. La route la plus rapide…
– Attendez une minute, dit Larry en la prenant par l’épaule.
– Mais qu’est-ce que vous voulez dire, attendre ? Enfin, est-ce que vous comprenez…
– Je comprends que ce message nous attend depuis quinze jours, et qu’il peut attendre encore un peu plus longtemps. Déjeunons d’abord. Et Joe le guitariste dort debout.
Elle jeta un coup d’œil derrière elle. Joe avait repris sa revue, mais il dodelinait de la tête et ses yeux cernés se fermaient à demi.
– Vous m’avez dit qu’il venait d’avoir une infection, dit Larry. Et vous avez fait un bon bout de chemin avec… avec un compagnon un peu difficile.
– Vous avez raison… je n’y pensais pas.
– Un bon repas, une bonne sieste, et il sera en pleine forme.
– Naturellement. Joe, je suis désolée, je n’avais pas réfléchi.
Joe poussa un grognement endormi.
Larry sentit une petite boule monter dans sa gorge. Ce qu’il devait dire n’était pas facile, mais il fallait le dire. Sinon, Nadine y penserait tôt ou tard… et puis, il était peut-être temps de savoir si lui avait changé autant qu’il le croyait.
– Nadine, vous savez conduire ?
– Conduire ? Si j’ai mon permis ? Oui, mais avec toutes ces voitures sur la route, ce n’est sans doute pas très pratique.
– Je ne pensais pas à une voiture.
Et l’image de Rita assise derrière le mystérieux homme noir (sans doute la représentation symbolique de la mort dans son esprit, pensa-t-il) surgit tout à coup devant ses yeux, tous les deux pâles, fonçant sur lui à califourchon sur une monstrueuse Harley, comme de furieux cavaliers de l’Apocalypse. Il sentit sa bouche devenir toute sèche et ses tempes se mirent à tambouriner mais quand il reprit sa phrase, sa voix était calme. Si elle s’était cassée, Nadine ne s’en était pas aperçue. Étrangement, ce fut Joe qui lui lança un regard endormi, comme s’il avait senti quelque chose.
– Je pensais à la moto. Nous irions plus vite, ce serait moins fatigant, et on pourrait contourner… contourner les obstacles. Comme nous avons contourné le barrage tout à l’heure.
– Bonne idée. Je n’ai jamais conduit de moto, mais vous pourriez me montrer.
Larry n’était pas trop rassuré. Je n’ai jamais conduit de moto.
– Sans doute, répondit-il. Mais je ne vais pas pouvoir vous apprendre grand-chose, si ce n’est à conduire très doucement au début. Très doucement. La moto – même une petite cylindrée – ne pardonne pas les erreurs. Et on ne trouvera pas de médecin si vous vous cassez la figure.
– Alors, c’est ce qu’on va faire. On… Larry, vous aviez une moto ? Certainement, pour être venu si vite de New York.
– Je l’ai flanquée dans un fossé, répondit-il d’une voix neutre. J’avais peur de rouler tout seul.
– Vous n’êtes plus tout seul. Écoute, Joe ! On s’en va au Vermont ! On va voir d’autres gens ! Tu es content ?
Joe bâilla.
Nadine dit qu’elle était trop énervée pour dormir mais qu’elle s’allongerait à côté de Joe jusqu’à ce qu’il s’endorme. Larry partit à Ogunquit à bicyclette à la recherche d’un concessionnaire de motos. Il n’y en avait pas, mais il crut se rappeler qu’il en avait vu un à la sortie de Wells. Il revint pour prévenir Nadine et les trouva tous les deux endormis à l’ombre de la Ford bleue, là où Joe feuilletait sa revue tout à l’heure.
Il s’allongea un peu plus loin, mais ne put s’endormir. Finalement, il traversa la route et se dirigea vers la grange où était peint le message en se frayant un chemin à travers l’herbe qui lui montait jusqu’aux genoux. Des milliers de sauterelles bondissaient autour de lui. Je suis leur fléau. Je suis leur homme noir, pensa Larry.
Près de la porte de la grange, il découvrit deux canettes vides de Pepsi et un reste de sandwich. En temps normal, les mouettes auraient dévoré le pain depuis belle lurette, mais les temps avaient changé, et les mouettes s’étaient certainement habituées à une nourriture plus riche. De la pointe du pied, il toucha la croûte de pain, puis l’une des canettes.
Envoyez-moi ça au labo, sergent Briggs. Je pense que notre assassin a finalement commis une erreur.
À vos ordres, inspecteur Underwood. Scotland Yard a eu une sacrée bonne idée de vous envoyer par ici.
Allons, sergent, je ne fais que mon travail.
Larry entra dans la grange – un froufrou d’ailes d’hirondelles l’accueillit. Il faisait noir, il faisait chaud. Le foin sentait bon. Notez cela, je vous prie, sergent.
À vos ordres, inspecteur Underwood.
Par terre, un papier de bonbon. Il le ramassa. Non, le papier avait autrefois enveloppé une barre de chocolat Payday. Le peintre n’avait peut-être pas la trouille, mais il n’avait aucun goût. Quiconque pouvait aimer le chocolat Payday avait certainement pris un bon coup de soleil sur la tête.
Un escalier montait au grenier. Déjà trempé de sueur, sans savoir au juste ce qu’il faisait, Larry monta. Au centre du grenier (il marchait lentement, regardant autour de lui pour voir s’il y avait des rats), une échelle menait jusqu’au toit. Les barreaux étaient tachés de peinture blanche.
Il me semble que nous venons de trouver un autre indice, sergent.
Inspecteur, vous m’étonnez – votre puissance de déduction n’a d’égale que l’extraordinaire puissance de votre organe reproducteur.
Je vous en prie, sergent.
Il monta sur le toit. Il y faisait extrêmement chaud. Larry se dit que, si Frances et Harold y avaient laissé leur pot de peinture, la grange aurait fait un magnifique feu de joie une semaine plus tôt. La vue était magnifique. La campagne s’étendait tout autour de lui, à des kilomètres à la ronde.
Ce côté du toit était orienté à l’est et Larry se trouvait suffisamment haut pour que les stations-service et les snack-bars qui bordaient la route si monstrueusement laids vus du plancher des vaches, paraissent maintenant insignifiants, comme quelques papiers gras au bord d’une route. Derrière la nationale, splendide, l’océan. Les longues vagues se cassaient en deux sur la jetée qui s’avançait très loin en mer, du côté nord du port. Un paysage de carte postale – été resplendissant, verts et ors, légère brume dans le lointain, odeur d’iode et de sel. Et en regardant à ses pieds, le message de Harold, à l’envers.
L’idée de ramper sur ce toit, si haut au-dessus du sol, lui donna mal au cœur. Et le type avait certainement dû laisser pendre ses jambes dans le vide pour écrire le nom de la fille.
Pourquoi a-t-il pris cette peine, sergent ? Voilà, me semble-t-il, l’une des questions que nous devons résoudre.
Vous avez certainement raison, inspecteur Underwood.
Larry redescendit lentement l’échelle. Ce n’était pas le moment de se casser la jambe. En bas, quelque chose attira son regard, quelque chose que l’on avait gravé sur l’une des poutres, des lignes blanches qui se distinguaient nettement dans l’obscurité de la grange. Il s’approcha de la poutre passa le doigt sur les lignes, étonné qu’un autre être humain ait pu faire ce dessin le jour où Rita et lui étaient partis en direction du nord. Une fois encore, il suivit les lettres avec son ongle.
Un cœur percé.
Je crois bien, sergent, que notre homme était amoureux.
– Tant mieux pour toi, Harold, dit Larry en sortant de la grange.
À la manière dont les motos étaient alignées chez le concessionnaire Honda de Wells, Larry comprit qu’il en manquait deux. Mais il fut encore plus fier de sa deuxième trouvaille – un papier froissé, par terre. Chocolat Payday. Quelqu’un – probablement Harold Lauder, l’homme au cœur percé – bouffait donc du chocolat en choisissant les motos qui allaient faire son bonheur et celui de sa bien-aimée. Il avait ensuite fait une boule avec le papier du chocolat, avait voulu la lancer dans une corbeille, avait manqué son coup.
Nadine ne semblait pas aussi emballée que lui par ces déductions. Elle contemplait les motos, impatiente de partir. Assis dehors, Joe jouait de la guitare en poussant ses petits cris de chouette.
– Écoutez, dit Larry il est déjà cinq heures, Nadine. Impossible de partir avant demain.
– Mais il reste encore trois heures de jour ! On ne va pas rester là sans rien faire ! On risque de ne pas les retrouver.
– Harold Lauder nous a laissé son itinéraire. S’ils repartent, Harold fera sans doute la même chose.
– Mais…
– Je sais que vous avez envie de partir, dit-il en la prenant par les épaules, sentant son impatience d’autrefois le regagner. Mais vous n’avez jamais fait de moto.
– Je sais faire de la bicyclette et je sais me servir d’un embrayage. Je vous en prie. Si nous ne perdons pas de temps, nous serons ce soir dans le New Hampshire et nous aurons fait la moitié du chemin demain soir. Nous…
– Mais ce n’est pas une bicyclette, nom de Dieu ! explosa Larry.
La guitare s’arrêta net. Joe les regardait par-dessus son épaule, les yeux plissés.
Merde, pensa Larry, j’ai vraiment le don de me faire des amis. Et sa colère monta d’un cran.
– Vous me faites mal, dit tranquillement Nadine.
Il vit que ses doigts s’enfonçaient dans ses épaules. La honte.
– Je suis désolé.
Joe le regardait toujours et Larry comprit qu’il venait de perdre la moitié du terrain qu’il avait pu gagner avec l’enfant. Peut-être plus. Nadine venait de dire quelque chose.
– Quoi ?
– Je disais : expliquez-moi en quoi c’est différent d’une bicyclette.
Il eut envie de lui crier : Si vous êtes si maligne, allez-y donc. On va bien voir si vous aimez regarder le paysage à l’envers. Mais il se maîtrisa. Ce n’était pas simplement avec le môme qu’il venait de perdre du terrain. Avec lui aussi. Il s’en était peut-être sorti, mais le côté enfantin du vieux Larry le tiraillait encore, lui marchait sur les talons comme une ombre qui disparaît presque à midi, mais pas tout à fait.
– Une moto, c’est très lourd. Beaucoup plus difficile de se redresser qu’en bicyclette. Une 360, ça pèse cent soixante kilos. On s’habitue très vite, mais il faut quand même s’habituer. Dans une voiture, on change les vitesses avec la main et on accélère avec le pied. Sur une moto, c’est le contraire : on change les vitesses avec le pied, on met les gaz avec la main et ça, c’est vraiment difficile de s’y habituer. Il y a deux freins au lieu d’un seul. Le pied droit pour la roue arrière, la main droite pour la roue avant. Si vous oubliez et si vous utilisez uniquement le frein avant, vous risquez de passer par-dessus le guidon. Et il faudra aussi vous habituer à votre passager.
– Joe ? Mais je croyais qu’il monterait derrière vous !
– Je voudrais bien. Mais, pour le moment, j’ai l’impression qu’il ne serait pas d’accord.
Inquiète, Nadine lança un long regard à Joe.
– Vous avez raison. Je ne suis même pas très sûre qu’il veuille venir avec moi. Il a sans doute peur.
– Vous allez être responsable de lui. Et je suis responsable de vous deux. Je ne veux pas que vous vous cassiez la figure.
– C’est ça qui vous est arrivé, Larry ? Vous étiez avec quelqu’un ?
– Oui. Je me suis cassé la gueule. Mais quand c’est arrivé elle était déjà morte.
– Elle a eu un accident ?
– Non. Ou plutôt oui, soixante-dix pour cent accident, trente pour cent suicide. Ce qu’elle voulait de moi… amitié, compréhension, aide, je ne sais pas… en tout cas, je ne lui en donnais pas assez.
Il sentit sa gorge se serrer. Ses tempes battaient furieusement. Il n’allait pas tarder à pleurer.
– Elle s’appelait Rita, Rita Blakemoor. J’aimerais faire un peu mieux cette fois-ci, c’est tout. Pour vous et pour Joe.
– Larry, pourquoi ne pas en avoir parlé plus tôt ?
– Parce que ça fait mal. Ça fait très mal.
C’était la vérité, mais pas toute la vérité. Il y avait aussi les cauchemars. Il s’était déjà demandé si Nadine faisait des cauchemars – quand il s’était réveillé la nuit dernière, elle se retournait dans son sommeil en marmonnant quelque chose. Mais elle ne lui en avait pas parlé. Et Joe. Est-ce que Joe avait des cauchemars ? En tout cas, lui, l’intrépide inspecteur Underwood de Scotland Yard, il avait peur de ses rêves… Et si Nadine se cassait la figure, les mauvais rêves allaient sûrement revenir.
– Bon, on part demain, dit-elle. Ce soir, vous m’apprenez à faire rouler ce truc.
Mais d’abord, il fallait faire le plein des deux petites motos que Larry avait choisies. Il y avait bien une pompe chez le concessionnaire, mais c’était une pompe électrique. Et sans électricité… Il trouva un autre papier de chocolat à côté de la trappe qui donnait accès au réservoir souterrain. Il en déduisit qu’elle avait récemment été forcée par l’ingénieux Harold Lauder. Amoureux transi ou pas, amateur ou non de chocolat Payday, Larry commençait à éprouver beaucoup de respect pour ce Harold, commençait presque à l’aimer. Il s’en était fait une image. Probablement dans les trente-cinq ans, fermier peut-être, grand, mince, bronzé, pas trop fort sur les livres, mais plein de ressources. Il sourit. S’imaginer quelqu’un, c’était complètement idiot, il le savait bien. La réalité était toujours différente. Comme les disc-jockeys à la voix fluette qui pèsent toujours dans les cent trente kilos.
Tandis que Nadine préparait le dîner, Larry fit le tour du bâtiment pour voir ce qu’il y avait derrière. Une cour. Et dans la cour, une grande boîte à ordures. Appuyé contre la boîte, un levier de fer, et à côté, un tuyau de caoutchouc.
Nous y revoilà, Harold ! Regardez-moi ça, sergent Briggs. Notre homme a siphonné de l’essence dans le réservoir. Je m’étonne qu’il n’ait pas emporté ce tuyau avec lui.
Il a sans doute coupé un bout et c’est tout ce qui reste, inspecteur Underwood… je vous demande pardon, mais le reste du tuyau est là, dans la boîte à ordures.
Mon Dieu, sergent, vous avez raison. Si vous continuez, vous aurez droit à une promotion.
Larry prit le levier et le tuyau, puis revint à la trappe.
– Joe, tu peux me donner un coup de main ?
L’enfant était en train de manger des crackers et du fromage. Il lança un regard méfiant à Larry.
– Vas-y, tout va bien, lui dit Nadine d’une voix calme.
Joe s’approcha en traînant les pieds. Larry glissa le levier dans la fente de la trappe.
– Pèse dessus tant que tu peux pour voir si on peut l’ouvrir.
Un instant, il crut que le garçon ne l’avait pas compris, ou qu’il ne voulait pas le comprendre. Puis l’enfant prit l’extrémité du levier et pesa dessus. Ses bras étaient minces mais musclés, des muscles fins et nerveux. La trappe bougea un peu, mais pas suffisamment pour que Larry puisse glisser les doigts dessous.
– Vas-y encore.
Les yeux à moitié sauvages de l’enfant l’étudièrent un moment, puis Joe se percha en équilibre sur le levier, les pieds en l’air, pesant de tout son poids. La plaque se souleva un peu plus, et Larry réussit à y passer les doigts. Tandis qu’il cherchait une prise, l’idée lui traversa l’esprit que si ce garçon ne l’aimait toujours pas, le meilleur moyen pour le lui montrer serait maintenant. Si Joe lâchait le levier, la plaque retomberait d’un seul coup et il ne lui resterait plus que deux misérables pouces. Nadine l’avait compris, elle aussi. Elle s’était retournée, inquiète. Elle regardait Larry à genoux, et Joe qui regardait Larry en pesant sur la barre. Les yeux couleur de mer de l’enfant étaient insondables. Et Larry ne trouvait toujours pas de bonne prise.
– Besoin d’aide ? demanda Nadine.
Sa voix normalement calme avait grimpé d’un ton.
Larry cligna les yeux pour chasser une goutte de sueur qui avait coulé dans son œil. Toujours pas de prise. Il sentait l’odeur de l’essence.
– On va y arriver, répondit Larry en la regardant dans les yeux.
Un moment plus tard, ses doigts trouvèrent une petite gorge sous la plaque. Il poussa de toutes ses forces. La trappe bascula et retomba bruyamment sur l’asphalte. Il entendit Nadine soupirer et le levier tomber par terre. La sueur lui brouillait les yeux. Il se retourna vers l’enfant.
– Bien joué, Joe. Si tu avais laissé le truc retomber, j’aurais passé le reste de ma vie à me boutonner la braguette avec les dents. Merci !
Il n’attendait pas de réponse (sauf peut-être un grognement indistinct, tandis que Joe retournerait regarder les motos), mais Joe lui dit d’une voix rouillée, hésitante :
– Pas… problème.
Larry lança un coup d’œil à Nadine qui regardait Joe, surprise, heureuse. Et pourtant on aurait cru – il n’aurait pu dire comment – qu’elle s’y attendait un peu. Une expression qu’il lui avait déjà vue, mais il ne savait plus quand.
– Joe, est-ce que tu as dit « pas de problème » ? demanda Larry.
Joe hocha vigoureusement la tête.
– Pas… problème. Pas… problème.
Nadine courait vers l’enfant, les bras tendus.
– C’est bien, Joe. Très, très bien.
Joe se précipita vers elle et se blottit un instant dans ses bras. Puis il se replongea dans la contemplation des motos, poussant ses petits cris de chouettes.
– Il peut parler, dit Larry.
– Je savais bien qu’il n’était pas muet. C’est formidable. Je crois qu’il avait besoin de nous deux. Nous deux. Il… oh je ne sais plus.
Il vit qu’elle rougissait et crut comprendre pourquoi. Il glissa le tuyau de caoutchouc dans le trou de la trappe et, tout à coup, comprit que son geste pouvait prêter à diverses interprétations (ou plutôt, à une seule, si vous aviez l’esprit mal tourné). Il releva les yeux. Elle détourna aussitôt la tête, mais il eut le temps de voir qu’elle le regardait faire attentivement. Il eut le temps de voir que ses joues étaient toutes rouges.
Cette vieille peur le reprenait.
– Nom de Dieu, attention, Nadine !
Elle ne pensait qu’aux poignées et ne regardait pas où elle allait. La Honda filait droit sur un pin, à moins de dix kilomètres à l’heure. En fait, pas tout droit, mais en zigzaguant follement.
Elle leva la tête.
– Oh ! dit-elle, très étonnée.
Puis elle fit une embardée et tomba par terre. La Honda cala.
Il courut vers elle, bouleversé.
– Ça va ? Tu t’es…
Elle se relevait déjà, regardait ses mains égratignées.
– Oui, ça va. Je suis idiote. Je ne regardais pas où j’allais. J’ai abîmé la moto ?
– On s’en fout de la moto, montre-moi tes mains.
Elle tendit les mains et il sortit un petit flacon de mercurochrome qu’il gardait dans la poche de son pantalon.
– On dirait que vous tremblez, dit-elle.
– On s’en fout. Écoute, on ferait peut-être mieux de continuer en bécane. C’est dangereux…
– Mais respirer aussi. Et je crois que Joe devrait monter avec vous, au moins au début.
– Il ne va pas…
– Je pense que si. Et vous aussi.
– Alors, c’est assez pour ce soir. Il fait trop noir maintenant.
– Encore un essai. J’ai lu quelque part que, si vous tombez de votre cheval, il faut remonter aussitôt.
Joe s’approchait en mangeant des mûres qu’il prenait dans un casque de moto. Il avait trouvé une haie de mûriers sauvages derrière le garage et s’était occupé à cueillir un plein casque de mûres pendant que Nadine prenait sa première leçon.
– C’est ce qu’on dit, répondit Larry. Mais regarde où tu vas, d’accord ?
– À vos ordres.
Elle lui fit le salut militaire, puis un large sourire illumina tout son visage. Larry lui rendit son sourire ; pas le choix. Quand Nadine souriait, même Joe devait l’imiter.
Elle fit deux fois le tour du terrain de stationnement du concessionnaire, puis sortit en prenant son virage trop court. Larry crut qu’elle allait tomber. Mais elle posa le pied par terre, comme il le lui avait montré, et quelques secondes plus tard elle disparaissait derrière la colline. Il la vit passer la seconde puis l’entendit passer la troisième. Et le ronron de la moto s’éteignit peu à peu. Inquiet, il attendait dans la pénombre, chassant distraitement les moustiques qui venaient le taquiner.
Joe revenait, la bouche toute bleue.
– Pas… problème, dit-il avec un grand sourire.
Larry se força à sourire lui aussi. Si elle ne revenait pas bientôt, il allait partir à sa recherche. Il l’imaginait dans le fossé, la colonne vertébrale en miettes.
Il était sur le point de prendre l’autre moto, se demandant encore si Joe devait l’accompagner quand il entendit un bourdonnement qui bientôt devint le bruit d’un moteur de Honda, un moteur qui tournait parfaitement rond en quatrième. Il se détendit… un peu. Car il venait de comprendre qu’il serait toujours un peu nerveux tant qu’elle serait à cheval sur cette chose.
Elle revenait, phares allumés, et s’arrêta à côté de lui.
– Pas trop mal, hein ?
– J’allais te chercher. J’ai cru que tu avais eu un accident.
– Presque. J’ai pris un virage trop lentement et j’ai oublié de débrayer. Le moteur a calé.
– C’est assez pour ce soir, non ?
– D’accord. J’ai mal au coccyx.
Couché sous ses couvertures, il se demandait si elle allait venir quand Joe serait endormi, ou s’il devait aller la rejoindre. Il avait envie d’elle et, à la manière dont elle avait regardé cette absurde petite pantomime avec le tuyau de caoutchouc, un peu plus tôt, il croyait qu’elle avait envie de lui. Finalement, il réussit à s’endormir.
Il rêva qu’il était perdu au milieu d’un champ de maïs. Mais il y avait de la musique, de la musique de guitare. Joe jouait de la guitare. S’il retrouvait Joe, tout irait bien. Il suivait donc le son, traversant un rang de maïs après l’autre, et il débouchait finalement dans une clairière à moitié en friche. Il y avait une petite maison au milieu de la clairière, une cabane plutôt, avec une véranda perchée sur de vieux vérins rouillés. Ce n’était pas Joe qui jouait de la guitare, comment aurait-ce pu être lui ? Joe lui tenait la main gauche, et Nadine la droite. Ils étaient avec lui. C’était une vieille femme qui jouait de la guitare, une sorte de spiritual qui faisait sourire Joe. La vieille femme était noire et elle était assise sous la véranda. Larry se disait qu’elle était sans doute la plus vieille femme qu’il eût jamais vue. Mais il y avait quelque chose en elle qui le faisait se sentir bien… bien comme il s’était senti un jour, quand sa mère l’avait soudain pris dans ses bras et lui avait dit : Le gentil petit garçon, le gentil, gentil petit garçon d’Alice Underwood.
Ensuite, la vieille femme s’arrêtait de jouer pour les regarder.
Eh ben, voilà que j’ai de la compagnie. Sortez d’où vous êtes, que je vous voie un peu. Je ne vois plus très clair avec mes pauvres mirettes.
Ils s’approchaient en se tenant par la main et Joe poussait une balançoire en passant, en fait un vieux pneu suspendu au bout d’une corde. L’ombre du pneu basculait lentement d’avant en arrière sur l’herbe de la petite clairière, îlot perdu au milieu d’une mer de maïs. Au nord, une route de terre disparaissait à l’horizon.
Tu aimerais jouer avec ma vieille guitare ? demandait-elle à Joe. Et Joe se précipitait aussitôt pour prendre la vieille guitare qu’elle tenait dans ses mains noueuses. Il se mettait à jouer l’air qui les avait guidés à travers le champ de maïs, mais mieux et plus vite que la vieille femme.
Mon Dieu, il joue bien. Moi, je suis trop vieille. Mes doigts ne veulent plus aller assez vite. C’est le rhumatisme. Mais en 1902 j’ai joué à la salle des fêtes. Première négresse à jouer là-bas, la toute première.
Nadine lui demandait qui elle était. Ils se trouvaient dans une sorte de lieu perdu où le soleil semblait immobile, une heure avant la tombée de la nuit, un endroit où l’ombre de la balançoire que Joe avait poussée continuerait à tout jamais de glisser sur l’herbe de la clairière. Larry aurait voulu y rester toujours, lui et sa famille. C’était un endroit où on se sentait bien. L’homme sans visage ne l’y trouverait jamais, ni Joe, ni Nadine.
On m’appelle Mère Abigaël. Je suis la plus vieille femme de l’est du Nebraska, je crois bien, et je fais encore moi-même mes crêpes. Revenez me voir bien vite. Il faut partir avant qu’il entende parler de nous.
Un nuage passait devant le soleil. La balançoire ne bougeait presque plus. Joe s’arrêtait de jouer en faisant claquer les cordes de la guitare et Larry sentait les poils de sa nuque se hérisser. La vieille femme ne paraissait pas s’en apercevoir.
Avant qu’il entende parler de nous ? demandait Nadine, et Larry aurait voulu pouvoir parler, lui crier de ravaler sa question avant qu’elle ne puisse s’échapper, lui faire du mal.
L’homme noir. Le serviteur du démon. Il est derrière les montagnes Rocheuses, grâce à Dieu. Mais elles ne vont pas l’arrêter. C’est pourquoi nous devons nous serrer les coudes. Au Colorado. Dieu est venu me visiter en songe et m’a montré où. Mais il faut faire vite, aussi vite que nous pouvons. Revenez me voir. D’autres viendront aussi.
Non, disait Nadine d’une voix glacée, craintive. Nous allons dans le Vermont, c’est tout. Seulement dans le Vermont – un tout petit voyage.
Votre voyage sera plus long que le nôtre si vous ne combattez pas sa puissance, répondait la vieille femme dans le rêve de Larry. Elle regardait Nadine avec une profonde tristesse. Et toi, ma fille, c’est un brave homme que tu as là avec toi. Il veut devenir quelqu’un. Pourquoi ne pas te coller à lui au lieu de l’utiliser ?
Non ! Nous allons dans le Vermont, dans le VERMONT !
La vieille femme regardait Nadine, remplie de pitié. Tu iras tout droit en enfer si tu ne fais pas attention, fille d’Ève. Et quand tu vas te trouver là-bas, tu vas voir que l’enfer est bien froid.
Et le rêve se perdit dans quelque profonde fissure obscure. Mais quelque chose dans cette obscurité épiait Larry. Quelque chose de froid, d’impitoyable, quelque chose dont il verrait bientôt les dents acérées.
Mais, avant qu’il ne puisse les voir, il était réveillé. Le soleil s’était levé depuis une demi-heure et le monde était enveloppé dans un épais brouillard blanc qui se dissiperait lorsque le soleil serait un peu plus haut dans le ciel. Le garage Honda émergeait de ce brouillard comme la proue d’un étrange navire de béton.
Quelqu’un était couché à côté de lui, et Larry vit que ce n’était pas Nadine, venue le rejoindre pendant la nuit, mais Joe. L’enfant était allongé à côté de lui le pouce enfoncé dans la bouche, frissonnant dans son sommeil, comme si le cauchemar de Larry s’était emparé de lui. Et Larry se demanda si le rêve de Joe était si différent du sien… Il se recoucha, les yeux perdus dans le brouillard blanc, attendant que les autres se réveillent une heure plus tard.
Ils prirent leur petit déjeuner et firent leurs bagages. Le brouillard s’était suffisamment dissipé pour qu’ils puissent reprendre leur route. Comme Nadine l’avait dit, Joe ne fit pas d’histoires pour monter derrière Larry ; en fait, il s’installa sur la moto de Larry sans même qu’on le lui demande.
– Doucement, disait Larry pour la quatrième fois. Nous ne sommes pas pressés. Pas la peine d’avoir un accident.
– D’accord, répondit Nadine. J’ai l’impression de partir à la recherche d’un trésor !
Elle lui sourit, mais Larry fut incapable de lui répondre. Rita Blakemoor lui avait dit quelque chose de très semblable lorsqu’ils avaient quitté New York. Deux jours avant sa mort.
Ils s’arrêtèrent pour déjeuner à Epsom. Au menu, jambon en boîte et jus d’orange. Ils s’étaient installés sous l’arbre où Larry s’était endormi, quand Joe s’était approché avec son couteau. Larry fut soulagé de constater que la route n’était pas aussi difficile qu’il l’aurait cru ; la plupart du temps, ils avançaient bon train. Dans les villages, il suffisait de longer le trottoir à basse vitesse. Nadine faisait bien attention à ralentir dans les virages et, même en ligne droite, elle n’insista pas pour qu’ils dépassent cinquante kilomètres à l’heure. S’il continuait à faire beau, ils devraient arriver à Stovington le 19.
Ils s’arrêtèrent pour dîner à l’ouest de Concord. En consultant la carte, Nadine vit qu’ils pourraient gagner du temps en prenant directement au nord-ouest, par l’autoroute 89.
– Mais il risque d’y avoir beaucoup de voitures sur l’autoroute, dit Larry.
– On pourra sûrement les éviter et utiliser la voie d’urgence si c’est nécessaire. Le pire qui puisse nous arriver, c’est de devoir faire demi-tour pour prendre une route secondaire.
Et c’est ce qu’ils firent pendant deux heures ce soir-là. Mais juste après Warner, l’autoroute était complètement obstruée en direction du nord. Une caravane s’était mise en travers de la route ; le conducteur et sa femme, morts depuis des semaines, gisaient comme des sacs de pommes de terre sur la banquette avant de leur Electra.
En s’y mettant tous les trois, ils réussirent à faire passer les motos par-dessus la barre d’attelage de la caravane. Mais ils étaient trop fatigués pour continuer. Cette nuit-là, Larry ne se demanda pas s’il devait aller rejoindre Nadine qui avait installé ses couvertures à trois mètres de lui (l’enfant était couché entre eux deux). Terrassé par la fatigue, il s’endormit aussitôt.
Dans l’après-midi du lendemain, ils tombèrent sur un autre barrage qu’ils ne purent contourner cette fois. Une semi-remorque s’était retournée et une demi-douzaine de voitures étaient venues s’entasser les unes sur les autres derrière elle. Heureusement, ils n’avaient dépassé la sortie d’Enfield que depuis trois kilomètres. Ils rebroussèrent donc chemin prirent la sortie puis, fatigués et un peu découragés s’arrêtèrent dans le parc municipal d’Enfield pour se reposer une vingtaine de minutes.
– Qu’est-ce que tu faisais avant, Nadine ? demanda Larry.
Il n’avait cessé de penser à l’expression qu’il avait vue dans ses yeux lorsque Joe s’était enfin mis à parler (le garçon avait depuis ajouté à son vocabulaire courant « Larry, Nadine, merci » et « Aller pipi »).
– Tu n’étais pas institutrice, par hasard ?
Elle le regarda, très surprise.
– Si, tu as deviné.
– Les petites classes ?
– Exactement. Douzième et onzième.
Ce qui expliquait pourquoi elle n’aurait jamais voulu abandonner Joe. Dans son esprit, ce garçon avait l’âge mental d’un enfant de sept ans.
– Comment as-tu deviné ?
– J’ai connu une orthophoniste il y a longtemps à Long Island. Ça peut sembler bizarre, mais c’est vrai. Elle s’occupait d’enfants qui avaient des difficultés à parler, becs-de-lièvre, malformations du palais, les sourds aussi. Elle m’avait expliqué qu’il s’agissait en fait de montrer aux enfants un autre moyen de prononcer les sons comme il faut. Leur montrer, prononcer le mot. Leur montrer, prononcer le mot. Encore et encore, jusqu’à ce que le déclic se fasse. Et, quand elle parlait de ce déclic, elle avait cette expression que tu as eue lorsque Joe a dit : « Pas problème. »
– Ah bon ? J’aimais beaucoup m’occuper des petits. Certains étaient bien esquintés, mais rien n’est définitivement perdu à cet âge. Les petits sont les seuls qui valent la peine.
– Un peu romantique, tu ne trouves pas ?
Elle haussa les épaules.
– Les enfants sont tous bons. Et, quand on s’occupe d’eux, il faut bien être romantique. Ce n’est pas si terrible après tout. Ton amie aimait son travail ?
– Oui, beaucoup. Tu étais mariée ? Avant ?
Et il était là de nouveau, ce petit mot omniprésent : avant. Deux syllabes seulement, mais deux syllabes qui voulaient tout dire maintenant.
– Mariée ? Non. Je ne me suis jamais mariée répondit-elle d’une voix nerveuse. Je suis le type même de l’institutrice, vieille fille, plus jeune que j’en ai l’air, mais plus vieille que je ne voudrais. Trente-sept ans.
Les yeux de Larry s’étaient involontairement posés sur les cheveux de Nadine. Elle hocha la tête, comme s’il avait parlé à haute voix.
– Je sais. J’ai déjà des cheveux blancs. Ma grand-mère avait les cheveux complètement blancs à quarante ans. Je pense en avoir pour encore cinq ans à peu près.
– Où enseignais-tu ?
– Dans une école privée, à Pittsfield. Des marmots de bonne famille. Lierre sur les murs, terrain de jeu superbe. La récession ? Connais pas. Les autres ? Connais pas. Les voitures n’étaient pas mal non plus : deux Thunderbird, trois Mercedes, deux Lincoln, une Chrysler Imperial.
– Tu devais être très bonne dans ton travail.
– Je pense que oui. Mais ça n’a plus d’importance.
Il lui passa un bras autour des épaules. Elle sursauta et il la sentit se raidir. Son épaule était chaude.
– Ne fais pas ça.
– Tu ne veux pas ?
– Non.
Il retira son bras, étonné. Elle avait envie de lui, c’était ça. Il sentait son désir, discret mais parfaitement perceptible. Elle était très rouge maintenant et regardait fixement ses mains qui s’agitaient sur ses genoux, comme deux araignées blessées. Elle avait les yeux brillants, comme si elle était au bord des larmes.
– Nadine…
(chérie, c’est toi ?)
Elle leva les yeux et il vit qu’elle s’était reprise. Elle allait parler quand Joe s’approcha d’eux, l’étui de la guitare à la main. Ils le regardèrent d’un air coupable, comme s’il les avait surpris dans une position passablement plus embarrassante.
– Dame ! dit Joe d’un ton détaché.
– Quoi ? demanda Larry qui n’avait pas compris.
– Dame ! répéta Joe en montrant quelque chose derrière lui.
Larry et Nadine se regardaient.
Tout à coup, ils entendirent une quatrième voix, aiguë, tremblante d’émotion.
– Dieu soit loué ! criait la voix. Oh, Dieu soit loué !
Ils se levèrent et virent une femme qui s’approchait d’eux en courant.
– Comme je suis contente de vous voir ! Comme je suis contente de vous voir ! Dieu soit loué !
Elle vacilla sur ses jambes, prise d’un étourdissement, et elle serait peut-être tombée si Larry ne l’avait pas rattrapée par le bras. Elle devait avoir dans les vingt-cinq ans. Elle était habillée d’un bluejeans et d’un chemisier de coton blanc. Son visage était pâle, ses yeux fixes. Elle regardait Larry comme si elle essayait de se convaincre que ce n’était pas une hallucination qu’elle avait devant elle, mais trois personnes, trois êtres vivants.
– Je m’appelle Larry Underwood. Voici Nadine Cross. Le garçon s’appelle Joe. Nous sommes très contents de vous voir.
La femme continua à le regarder sans dire un mot, puis s’avança lentement vers Nadine.
– Je suis si heureuse… si heureuse, dit-elle en bégayant un peu. Oh, mon Dieu, je ne rêve pas ?
– Non, répondit Nadine.
La femme prit Nadine dans ses bras et éclata en sanglots. Joe était debout dans la rue, à côté d’un camion, l’étui de la guitare dans une main, le pouce dans la bouche. Puis il s’avança vers Larry et le regarda dans les yeux. Larry lui prit la main. Et ils restèrent tous les deux à contempler les deux femmes. C’est ainsi qu’ils firent la connaissance de Lucy Swann.
Dès qu’elle sut où ils allaient, qu’ils pensaient retrouver au moins deux autres personnes, peut-être plus elle voulut absolument partir avec eux. Larry lui dénicha un petit sac à dos et Nadine l’accompagna chez elle, à la sortie de la ville, pour l’aider à faire ses bagages… quelques vêtements de rechange, des sous-vêtements, – une paire de chaussures, un imper. Et des photos de son mari et de sa fille.
Ils passèrent la nuit à Quechee, dans le Vermont. Lucy Swann leur raconta son histoire, courte et simple, pas tellement différente de celles qu’ils allaient entendre plus tard. Une histoire poignante et tragique, qui l’avait poussée au bord de la folie.
Son mari était tombé malade le 25 juin et sa fille le lendemain. Elle s’était occupée d’eux de son mieux, persuadée que son tour ne tarderait pas à venir. Le 27, quand son mari était tombé dans le coma, Enfield était pratiquement coupé du monde. Les émissions de télévision étaient devenues sporadiques et très bizarres. Les gens mouraient comme des mouches. La semaine précédente, il y avait eu des mouvements de troupes tout à fait extraordinaires sur l’autoroute, mais personne ne s’était occupé du petit village d’Enfield. Le 28 juin au matin, son mari était mort. Sa fille semblait aller un peu mieux le 29 mais le soir son état s’était aggravé. Elle était morte vers onze heures. Le 3 juillet, tous les habitants d’Enfield étaient morts, sauf elle et un vieil homme du nom de Bill Dadds. Bill avait été malade, mais on aurait dit qu’il s’en était tiré tout seul. Puis, le matin du 4, elle l’avait trouvé mort sur la grand-rue, affreusement gonflé, tout noir, comme les autres.
– Alors, j’ai enterré ma famille, et puis Bill, dit-elle en s’asseyant devant le feu qui crépitait. Il m’a fallu toute la journée, mais ils reposent en paix. Ensuite j’ai pensé m’en aller à Concord, où mon père et ma mère habitent. Mais… finalement je suis restée ici. Est-ce que j’ai eu tort ? Est-ce que vous croyez qu’ils pourraient être vivants ?
– Non, répondit Larry. L’immunité n’est certainement pas héréditaire, en tout cas pas directement. Ma mère…
Il s’arrêta et regarda les flammes.
– Wess et moi, nous avons dû nous marier, dit Lucy. Je venais de terminer mes études. C’était l’été en 1984. Mon père et ma mère ne voulaient pas que je me marie avec lui. Ils voulaient que je parte pour avoir mon bébé, et puis que je l’abandonne. Mais je n’ai pas voulu. Ma mère disait que tout ça finirait par un divorce. Mon père disait que Wess était un minable et qu’il ne ferait jamais rien de bon. Alors, je lui ai dit : « Peut-être, mais on verra. » Je voulais tenter ma chance. Vous comprenez ?
– Oui répondit Nadine.
Assise à côté de Lucy, elle la regardait avec une immense compassion.
– Nous avions une jolie petite maison, et je n’aurais jamais pensé que tout finirait comme ça, dit Lucy en étouffant un sanglot. Nous étions bien tous les trois. En fait, c’est Marcy qui a fait du bien à Wess, plus que moi. Il ne pensait qu’au bébé. Il croyait…
– Il ne faut plus y penser, dit Nadine. Tout ça, c’était avant.
Ce mot encore, pensa Larry. Ce petit mot de deux syllabes.
– Oui. C’est fini maintenant. Et je pense que j’aurais pu m’en tirer. Je m’en tirais en tout cas, jusqu’à ce que je commence à avoir ces cauchemars.
Larry releva brusquement la tête.
– Des cauchemars ?
Nadine regardait Joe. Un moment plus tôt, le garçon somnolait devant le feu. Mais, maintenant, il regardait Lucy avec des yeux brillants.
– Oui, des cauchemars, reprit Lucy. Pas toujours les mêmes. La plupart du temps, un homme qui me poursuit, et je ne parviens jamais à voir exactement à quoi il ressemble, parce qu’il est emmitouflé dans… comment appelle-t-on ça… dans une cape, dans un grand manteau. Et il reste toujours dans l’ombre, ajouta-t-elle en frissonnant. J’ai tellement peur de m’endormir maintenant. Mais peut-être que…
– Homme noir ! cria tout à coup Joe, d’une voix tellement stridente que les autres sursautèrent. Homme noir ! Rêve pas bon ! Rêve mauvais ! Après moi ! Après moi ! Fais peur !
Il avait bondi sur ses pieds et tendait les bras devant lui, les doigts recourbés comme des griffes. Puis il se colla contre Nadine, regardant avec méfiance dans la nuit, autour de lui.
Il y eut un instant de silence.
– C’est complètement dingue, dit Larry.
Ils le regardaient tous. Subitement, l’obscurité parut s’épaissir. Lucy avait l’air effrayée.
Larry fit un effort pour continuer.
– Lucy, est-ce que vous rêvez à… un endroit, dans le Nebraska ?
– J’ai rêvé une fois à une vieille Noire, mais mon rêve n’a pas duré très longtemps. Elle disait quelque chose comme « Revenez me voir », je crois. Et puis je me suis retrouvée à Enfield et ce… ce type épouvantable me poursuivait. Ensuite, je me suis réveillée.
Larry la regarda si longtemps qu’elle rougit et baissa les yeux. Puis il se tourna vers Joe.
– Joe, est-ce que tu rêves à… du maïs ? À une vieille dame ? Une guitare ?
Blotti contre Nadine, Joe le regardait sans répondre.
– Laisse-le tranquille. Tu vas lui faire peur, dit Nadine, mais c’était elle qui avait l’air d’avoir peur.
– Une maison, Joe ? Une petite maison avec une véranda ?
Il crut voir un éclair dans les yeux de Joe.
– Arrête, Larry ! lança Nadine.
– Une balançoire ? Une balançoire avec un vieux pneu ?
Joe s’échappa des bras de Nadine. Il sortit son pouce de sa bouche. Nadine voulut le retenir, mais Joe lui échappa.
– La balançoire ! criait Joe. La balançoire ! La balançoire ! Elle ! Vous ! Beaucoup de monde !
– Beaucoup ? demanda Larry, mais Joe ne l’écoutait plus.
Lucy Swann était stupéfaite.
– La balançoire, dit-elle. Je m’en souviens, moi aussi. Est-ce que nous faisons tous le même rêve ? demanda-t-elle en regardant Larry. Quelqu’un joue avec nous ?
– Je ne sais pas. Est-ce que tu rêves, toi aussi ? demanda Larry en regardant Nadine.
– Je ne rêve pas, répondit-elle sèchement en détournant les yeux.
Tu mens. Mais pourquoi ?
– Nadine, si tu…
– Je t’ai dit que je ne rêve pas ! hurla Nadine presque hystérique. Tu ne peux pas me laisser tranquille ? Tu ne peux pas me ficher la paix ?
Elle se leva et s’éloigna précipitamment.
Lucy hésita un moment, puis se leva elle aussi.
– Je vais aller la chercher.
– Oui, c’est une bonne idée. Joe, tu restes avec moi, d’accord ?
– D’accord, répondit Joe en ouvrant l’étui de la guitare.
Dix minutes plus tard, Nadine était de retour avec Lucy. Larry vit qu’elles avaient toutes les deux pleuré.
– Je suis désolée, dit Nadine à Larry. Je suis encore très nerveuse. Il ne faut pas m’en vouloir.
– Ne t’en fais pas.
Ils parlèrent d’autre chose. Puis ils s’assirent et écoutèrent Joe dans son répertoire. Il faisait d’immenses progrès et des fragments de paroles commençaient à sortir, entre deux grognements.
Finalement, ils s’endormirent, Larry d’un côté Nadine de l’autre, Joe et Lucy entre les deux.
Larry rêva d’abord de l’homme noir sur son promontoire, puis de la vieille femme sous sa véranda. Mais, cette fois-ci, il eut la certitude que l’homme noir venait, qu’il traversait le maïs, qu’il fauchait les hautes tiges sur son passage, une horrible grimace comme soudée sur le visage, et il se rapprochait, de plus en plus près.
Larry se réveilla en pleine nuit, hors d’haleine, une horrible angoisse au creux de la poitrine. Les autres dormaient à poings fermés. Cette fois, il savait. Dans son rêve, l’homme noir n’arrivait pas les mains vides. Dans ses bras, comme une offrande tandis qu’il traversait le maïs il tenait le cadavre en décomposition de Rita Blakemoor, raide, gonflé, dévoré par les marmottes et les belettes. Accusation muette qu’il allait jeter à ses pieds, pour proclamer sa culpabilité devant les autres, pour leur dire qu’il n’était qu’un sale type, perdant, un profiteur.
Il se rendormit finalement et, jusqu’à ce qu’il se réveille le lendemain matin, à sept heures, engourdi, transi de froid, affamé, tenaillé par une forte envie d’uriner, il dormit d’un sommeil sans rêves.
– Mon Dieu, dit Nadine d’une voix blanche.
Larry la regarda et vit en elle une déception trop profonde pour lui arracher des larmes. Son visage était pâle, ses yeux comme à moitié cachés derrière une sorte de voile. Il était sept heures et quart, le 19 juillet, et leurs ombres commençaient à s’allonger derrière eux. Ils avaient roulé toute la journée en ne faisant que de courtes haltes de cinq minutes, sauf pour le déjeuner qu’ils avaient pris à Randolph, en une demi-heure. Personne ne s’était plaint. Mais, après six heures de moto, Larry avait mal partout, comme si des aiguilles le transperçaient de part en part.
Ils étaient alignés maintenant devant une grille de fer forgé. Plus bas, derrière eux, s’étendait la petite ville de Stovington, pas tellement différente de celle qu’avait connue Stu Redman. Derrière la grille et la pelouse, autrefois parfaitement tenue, mais maintenant un peu hirsute, jonchée de brindilles et de feuilles emportées par le vent des orages, se trouvaient les bâtiments du centre, deux étages en surface, beaucoup d’autres en sous-sol, pensa Larry.
L’endroit était désert, silencieux, vide. Au centre de la pelouse se dressait un panneau :
CENTRE FÉDÉRAL DE RECHERCHES ÉPIDÉMIOLOGIQUES
LES VISITEURS DOIVENT SE PRÉSENTER À L’ENTRÉE PRINCIPALE
À côté, une deuxième pancarte, et c’était celle-là qu’ils lisaient.
ROUTE 7 VERS RUTHLAND |
PAS DE SURVIVANTS ICI |
ROUTE 4 VERS SCHUYLERVILLE |
PARTONS VERS L’OUEST |
ROUTE 29 VERS A-87 |
NEBRASKA |
A-87 SUD VERS A-90 |
SUIVEZ NOTRE ROUTE |
A-90 OUEST |
LAISSERONS INDICATIONS |
|
HAROLD EMERY LAUDER |
|
FRANCES GOLDSMITH |
|
STUART REDMAN |
|
GLENDON PEQUOD BATEMAN |
|
8 JUILLET 1990 |
-Mon vieux Harold, murmura Larry, j’ai drôlement envie de te serrer la main et de te payer une bière… ou une barre de chocolat Payday.
– Larry ! cria Lucy.
Nadine s’était évanouie.